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a trouvé une barque pour le recueillir, et tout deviendra très naturel. Sa fortune a une explication plus plausible encore : pour peu qu’on connaisse l’histoire de l’Italie au moyen-âge, on trouvera la trace d’un cardinal Spada qui, pour soustraire d’immenses richesses à la cupidité des Borgia, les dépose dans l’île de Monte-Christo, et qui, étant un jour invité à un de ces festins pontificaux d’où on ne revenait pas, laisse son secret écrit sur une feuille volante ; ce papier est resté inaperçu dans la famille Spada jusqu’à ce que le pauvre Faria vînt pour le découvrir et le déchiffrer après l’avoir brûlé à moitié. S’il n’eût pris fantaisie, il y a quelques siècles, au pape Borgia d’empoisonner le cardinal Spada, M. de Morcerf pourrait manger sans trouble le pain de ses trahisons, M. de Villefort continuerait à couvrir ses crimes d’une austère renommée, le baron Danglars spéculerait librement à la bourse avec la certitude du gain. Monte-Christo ne pourrait les châtier, car il n’aurait pas, pour les combattre, cet or que lui a fait partager Faria ; il ne serait pas allé sur le marché de Constantinople acheter la fille d’Ali-Pacha, qui vient jusqu’à la chambre des pairs accuser M. de Morcerf. ; il ne découvrirait pas dans un forçat un bâtard de M. de Villefort, qui flétrira son père en plein tribunal ; il ne fabriquerait pas de fausses nouvelles sur l’Espagne qui trompent Danglars. Qui oserait dire, après ceci, que tout ne se lie pas dans le monde ? N’est-ce point l’histoire de ce personnage de l’Inde qui, au dire de Voltaire, causa la mort de Henri IV en partant du pied droit au lieu de partir du pied gauche ? Les situations les plus vantées dans le Comte de Monte-Christo portent le même cachet de parfaite vérité humaine et d’exacte logique. L’île de Monte-Christo réunit à la fin du roman Maximilien Morrel et la fille de M. de Villefort, Valentine, qu’il aime et qu’il croyait morte, qui l’est en effet pour tous ceux qui l’ont connue. Rien n’est plus dramatique en apparence dans le récit de l’auteur. Ce glorieux enivrement d’un amour satisfait trouve pourtant sa raison d’être dans une suite d’étranges aventures : il a fallu que Mme de Villefort, semant la mort autour d’elle, à l’aide de ce poison que lui a obligeamment donné Monte-Christo, en vînt à ne point épargner Valentine, issue d’un premier mariage du magistrat, que la jeune enfant, scellée dans le tombeau de sa famille, secouât son sommeil éternel, grace à un contre-poison du comte, et disparût pour aller attendre le bonheur dans l’île où son amant la rejoindra. Il n’est pas de scène qui ne soit préparée par des moyens analogues. Or, sont-ce là des situations véritablement dramatiques ? Quelle valeur sérieuse peut avoir une action qui n’est point le résultat du mouvement des caractères, des passions, des sentimens, mais se noue, se complique, se développe à travers les surprises, par l’emploi des poisons, des contre-poisons, des travestissemens, des changemens d’état ? Monte-Christo serait vraiment une belle œuvre, à une condition : c’est qu’on s’oubliât soi-même, qu’on supprimât le monde où nous vivons, et qu’avant d’en commencer la lecture, on s’enivrât quelque peu de ce hachich dont le comte fait un si prodigue usage, pour ne se point effrayer de voir les hommes marcher sur leur tête dans leurs momens de loisir.

Lorsqu’on se jette avec une si chaude ardeur dans le champ des invraisemblances, il semble peut-être que l’imagination moins gênée doive plus aisément se montrer fertile en nouveautés, elle s’oblige du moins à donner un tour varié à ses caprices ; ce serait la seule excuse d’un tel système. Il n’en est rien cependant,