Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/1027

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

injuste captivité, riche de l’immense fortune que, sur les indications de l’abbé Faria, il a trouvée dans une petite île de la Méditerranée, à Monte-Christo. Le nom qu’il prend, ses habitudes, ses pensées, ses ressources, ses précédens, tout est mystère en lui. L’or devient la magique puissance dans sa main. On le voit changer chaque jour de patrie, revêtir tous les costumes, s’appeler l’abbé Busoni ou lord Wilmore, dominer les bandits de la campagne de Rome, les pirates de la Méditerranée, les forçats du bagne de Toulon et les personnages les plus élevés de la société parisienne. Que dire encore ? c’est une providence humaine qui s’est donné la mission, au nom de ses souffrances passées, de châtier les méchans dans leur triomphe, de récompenser les bons dans leur misère, et qui, pour arriver au bout de son rôle, garantit de son mieux sa fragile éternité en s’habituant au poison. D’un bras qui sait rester invisible, il fait mouvoir les hommes et dirige les événemens. C’est lui qui a arraché Morrel à la ruine en lui rendant une fortune perdue ; c’est lui encore qui, sans livrer son secret, couronnera les amours de ce loyal jeune homme, Maximilien Morrel. C’est par ses soins qu’au moment voulu les trahisons anciennes du comte de Morcerf se révéleront pour le précipiter du haut de ses grandeurs imméritées. Danglars voit s’échapper sa richesse par la même influence. Pour que le deuil entre dans la maison de Villefort, Monte-Christo livre négligemment un poison aux affreux instincts de sa femme ; pour que le magistrat soit publiquement flétri, il lui suscite un formidable accusateur dans un meurtrier traîné en cour d’assises, qui n’est autre que son fils, enfant de l’adultère, miraculeusement sauvé de la mort. Est-il nécessaire de montrer ce qu’il y a d’absurde dans cette usurpation du rôle de la Providence, ce qu’il y a de faux dans ce pouvoir occulte mis dans la main d’un seul homme, qui dispose de tous les secrets, cache ses desseins sous un luxe insolite, frappe ses victimes comme une foudre invisible, et peut mettre le monde à ses pieds sans que le monde lui demande un instant d’où il vient, ce qu’il est, où il va ? C’est une puérilité gigantesque également choquante à tous les points de vue. M. Dumas n’a atteint ni à la grandeur du mystère ni à la grandeur du vrai ; en assujettissant Monte-Christo aux nécessités de la vie pratique, à la réalité, à la prose, il lui a ôté la poésie de Conrad et de Lara. En développant sous nos yeux un caractère connu hors de toutes les proportions humaines, en faisant de Dantès un être qui sait se rendre inviolable, en lui prêtant l’attitude d’un demi-dieu, il a détourné l’émotion qui ne s’attache qu’aux hommes luttant avec leurs moyens naturels, agités de passions dont nous savons la mesure, et inspirant la pitié même par leur faiblesse dans la poursuite des plus justes vengeances. M. Dumas n’a créé ni un dieu ni un homme. C’est un accouplement monstrueux du merveilleux et du réel. Qui croit aux prestiges de cette providence en bottes vernies qui pourrait aussi distinguer quelque chose d’humain dans ce captif transfiguré tout à coup ?

Il y a un procédé cruel, mais infaillible, à appliquer aux inventions romanesques : c’est celui qui consiste à considérer les situations en elles-mêmes, à rechercher ce qui les motive, ce qui les amène, à les soumettre en un mot à l’épreuve de la logique. Le comte de Monte-Christo vit, il est vrai, mais à quelle condition ? Qu’on admette simplement que Dantès a pu se mettre à la place de Faria, mort au château d’If, et que, jeté au fond de la mer, lié dans un sac avec un boulet de trente-six aux pieds, il est revenu paisiblement à fleur d’eau, puis