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dans le même temps leurs meilleurs fruits ; cette coïncidence constitue le véritable caractère de la grande époque de la littérature allemande.

Ce caractère s’est perpétué. Il se fait reconnaître encore à travers toutes les différences des temps et des écoles, à travers tous les contrastes du talent individuel. Il fut un moment où Tieck, qu’on voulait opposer à Goethe, fut proclamé le chef d’une école dite romantique, comme si on s’était proposé de faire entendre que Tieck plus que personne satisfaisait l’imagination. Eh bien ! dans les ouvrages de Tieck, dans ses nouvelles, dans ses contes, dans ses romans, dans ses comédies, perce toujours l’esprit critique qui travaille au triomphe de ses théories et de ses jugemens. Henri Heine, si vif et si brillant dans la forme de ses productions lyriques, qu’il a conquis, comme poète, les suffrages de ceux qu’effraient ses opinions et son ironie, Heine est au fond un critique humoriste s’exprimant en beaux vers. Le génie philosophique est-il assez manifeste chez Novalis ? Dans l’école souabe, le mysticisme de Justin Kerner a quelque chose de réfléchi et d’extatique.

Aujourd’hui la muse allemande ne se tourne plus vers la pensée spéculative, mais vers la politique. Nous ne sommes pas de ceux qui interdisent systématiquement toute pensée, toute intention politique aux poètes ; cette théorie, si c’en est une, n’est-elle pas démentie par les faits ? Des poètes, et des plus grands, comme Dante, comme Milton, témoignent que les passions politiques peuvent jeter dans les œuvres de l’art des flammes brillantes et vives. Il est aussi des époques où un sentiment national sincère et profond, le malaise moral d’un peuple, ses élans comprimés vers un avenir meilleur, viennent provoquer le poète à chanter les pensées, les douleurs et les désirs de tous. Quand l’Allemagne se souleva contre nous pour reconquérir son indépendance, elle trouva dans Théodore Koerner un poète-soldat qui sut mourir pour elle en exhalant des chants patriotiques comme un ancien Germain. Dès les premiers jours de la paix, Uhland élevait la voix non plus pour la délivrance de l’Allemagne, mais pour sa liberté intérieure. La poésie politique ne date pas pour l’Allemagne de ces dernières années, mais bien de 1813, de 1816 ; elle a ses origines dans la Lyre et l’Épée de Théodore Koerner, dans les vers qu’Uhland consacrait, dès 1816, à l’anniversaire de la bataille de Leipsig. M. Henri Blaze aurait pu citer cette pièce à côté de celle du vieux bon droit, car elle complète le caractère politique des poésies d’Uhland. Le poète s’adresse aux princes ; il leur demande s’ils ont oublié le jour de la bataille où à genoux ils rendaient hommage à une puissance plus haute. « Princes, dit le poète, si les peuples vous ont affranchis de la honte, si vous avez trouvé leur foi inébranlable, c’est à vous maintenant de ne point les abuser par l’appât de vaines espérances, mais de tenir tout ce que vous avez promis. » Puis le poète se tourne vers les peuples ; il leur demande pourquoi la victoire