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le panthéisme, et il en était le chantre inspiré dans sa poésie, dont la limpide surface réfléchit tous les contrastes de la nature.

Avec un génie non moins philosophique que poétique, Goethe avait l’horreur des formules philosophiques. C’était l’aversion instinctive d’un grand écrivain pour les formules immobiles, ces prisons de la pensée. On croira facilement que l’auteur de Faust avait pénétré le fond des principaux systèmes que durant sa longue carrière il avait vu se succéder et se combattre, mais il n’en voulut adopter aucun. L’éclectisme le faisait sourire. Dans les conversations de sa vieillesse, Goethe louait Schubart de s’être toujours tenu en dehors de la philosophie proprement dite. Il sera toujours meilleur, disait-il, pour l’art, pour la science, d’opérer au moyen des forces libres de l’homme, indépendamment de tout système, et, ajoutait Goethe, c’est ce que j’ai fait. Plus Goethe se sentait lui-même philosophe par la puissance de sa réflexion, moins il voulait paraître appartenir à un parti, à une école philosophique.

Nous trouvons la même sollicitude pour son indépendance dans ses rapports avec la France et notre littérature. L’esprit de Goethe joignait à sa propre originalité des qualités françaises, la clarté, la précision, la force de ramener un sujet, si vaste qu’il soit, à une unité souveraine, qui partout puisse faire sentir sa présence et sa lumière. Ainsi doué, Goethe eut peur de ressembler à un Français, et après un court séjour à Strasbourg il tourna brusquement le dos à la France. Quand, par les œuvres de sa jeunesse et de sa virilité, il eut bien prouvé à lui-même et aux autres qu’il était un poète allemand, il ne craignit plus de s’occuper de nos écrivains ; il traduisit la prose de Diderot, les vers de Voltaire, et il suivit désormais avec une attention persévérante les travaux scientifiques et littéraires de la patrie de Racine et de Buffon. C’est le caractère de la force sûre d’elle-même de ne plus craindre les comparaisons et les rapports avec d’autres puissances.

Il est une résolution dans laquelle on ne vit, à aucune époque, Goethe ni faiblir, ni changer : c’est de ne jamais donner à sa vie d’autre intérêt et de ne jamais chercher d’autres émotions que les émotions de la pensée et l’intérêt littéraire. Quelques jours avant sa mort, il disait à ses amis : « Quand un poète veut être homme politique et se livrer à un parti, il est perdu comme poète… La patrie du poète, c’est le bon, le noble et le beau… Il m’est revenu qu’on me blâmait de ne m’être pas, dans ma vie, mêlé aux partis politiques. Pour plaire à certaines gens, j’aurais dû me faire membre d’un club de jacobins, et prêcher le meurtre et le sang[1] ! » Goethe, que sa vie si digne et si calme a fait accuser d’égoïsme par l’envie, par la sottise, par l’irréflexion, était convaincu

  1. Voir l’intéressant ouvrage d’Eckerman sur Goethe.