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Wilhelm, cet autre personnage sous les traits duquel Goethe s’est complu à se traduire lui-même dans sa passion pour l’art dramatique, et aussi un peu dans ses fonctions de directeur du théâtre de Weimar, écoutons Wilhelm interprétant le rôle d’Hamlet à ses camarades, et nous reconnaîtrons que jamais la critique littéraire n’a exprimé des jugemens plus profonds sous une forme plus aimable et plus dramatique. Goethe sentait intimement qu’il n’égalait pas, qu’il ne pouvait égaler Shakespeare sur le champ de bataille du théâtre ; aussi est-ce dans une région plus épique encore que théâtrale qu’il s’est attaché à conquérir une place à part. C’est avec le poème de Faust qu’il a voulu lutter contre l’auteur d'Hamlet.

Comme tout bon étudiant allemand, Goethe avait feuilleté Spinoza, mais sans s’y arrêter beaucoup. Un jour, dans la bibliothèque de son père, il trouva un opuscule qui était un véritable libelle contre le sage d’Amsterdam ; entre autres argumens philosophiques, on y lisait que Spinoza portait la réprobation écrite sur son visage. Il y a telles attaques qui amènent toujours, en faveur de ceux qui en sont l’objet, une réaction généreuse chez les esprits fermes et droits. Goethe résolut de juger lui-même le procès qu’on intentait avec tant de violence contre le célèbre penseur. Il lut l’article que Bayle a consacré au philosophe hollandais ; ce morceau, si habilement rédigé, ne le satisfit pas. Goethe revint à Spinoza lui-même, qui lui avait laissé l’impression d’un grand esprit plein de calme et de sérénité. Quand il reprit cette austère lecture, il avait déjà produit Goetz de Berlichingen et Werther ; c’était un homme. Combien alors fut plus profond le sentiment qu’il reçut de la méditation de Spinoza ! Il nous semble l’entendre s’écrier comme Virgile songeant à Lucrèce :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus…


En effet, ce qui frappe le plus dans le sublime auteur de l’Ethique, c’est la sécurité magnanime avec laquelle il foule aux pieds les croyances, les pensées vulgaires, et pénètre dans la dernière raison des choses. Au reste, Goethe n’est pas devenu panthéiste parce qu’il avait lu Spinoza, mais il sut le comprendre et le goûter, parce que lui-même avait un génie naturellement panthéiste. Le panthéisme n’est pas seulement le résultat de la réflexion ; il est aussi une disposition naturelle de l’esprit, et chez plusieurs, notamment chez les poètes, il n’est pas moins une croyance que chez d’autres une induction ou un raisonnement. Poète et naturaliste, Goethe trouva dans la métaphysique de Spinoza un appui secret qui le fortifiait sans le gêner. En poursuivant l’idée féconde de la transformation des corps inorganiques et organisés, il appliquait