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comparait les richesses de la poésie anglaise avec ce que l’Allemagne essayait de produire, elle protestait contre la dictature de l’esprit français ; enfin elle sentait confusément que de difficultés le génie national aurait à vaincre pour tracer dans le domaine de l’art son sillon, puisque, venu le dernier, il trouvait bien des places prises, et beaucoup de sentiers glorieusement parcourus. Aussi, en Allemagne, circulaient des recueils nombreux où la critique s’appuyait sur l’érudition et la philosophie : toute université célèbre avait sa gazette littéraire, et Wieland commençait, en 1773, la publication de son Mercure allemand.

Cet état des esprits, ces aspirations vers une littérature qui pût satisfaire et représenter le génie allemand, cette association nécessaire de la critique aux élans de l’imagination, tout cela fut compris par un jeune homme avec une énergie singulière. Goethe avait reçu du ciel le don bien rare d’un génie poétique s’accordant avec une haute raison. Chez lui, la raison avait tant de puissance, qu’elle précédait ou au moins guidait toujours l’inspiration du poète. Dans cet accord, dans cette harmonie fut l’originalité de l’auteur de Faust ; ce fut par là aussi qu’il convint à son époque et qu’il devint l’idole de son pays. Donnez à l’Allemagne, au milieu de la dernière moitié du XVIIIe siècle, un poète plus impétueux que réfléchi, plus enthousiaste que sensé ; il s’égarera. L’ardeur qu’il ne pourra maîtriser le poussera contre des écueils dangereux, et il courra risque de prendre pour une invention qui lui appartient l’imitation emphatique de modèles connus. Contre un tel péril, Goethe ne crut jamais prendre trop de précautions, ou plutôt il se trouva prémuni par une double nature.

Goethe niait qu’on pût arriver à la poésie par la réflexion, car, disait-il, la poésie est une inspiration, elle est déjà conçue dans l’ame avant qu’elle se fasse sentir. C’est vrai ; mais Goethe avait la faculté de féconder cette inspiration par une réflexion forte, profonde, et de la mettre en harmonie avec tout ce qui existait en dehors de lui. Cet homme si puissamment idéal vivait dans le réalisme le plus positif. Les yeux constamment fixés sur la nature et sur l’histoire, il en compare les objets avec les idées de son génie, et c’est seulement quand il est bien convaincu de leur accord qu’il écrit et qu’il chante. La poésie, pour lui, est la représentation idéalisée de la vie ; elle ne doit pas se retirer au fond de l’ame, dans une mélancolique solitude ; elle doit éclater au dehors, et, par une magie toute-puissante, créer un monde aussi vivant que le monde réel.

Si pour atteindre ce but une infatigable activité est nécessaire à l’artiste, il n’a pas moins besoin d’une patience judicieuse. Il est des momens qu’on ne peut devancer, et avant lesquels l’œuvre conçue ne saurait recevoir sa forme complète. Même au milieu des premières ardeurs de la jeunesse, Goethe se montra doué de cette patience nécessaire.