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génie philosophique. Il vaut la peine de constater pourquoi et comment.

Il y a deux poésies, celle des temps primitifs et naïfs, celle des civilisations savantes et raffinées. Dans la première, l’Allemagne n’a rien à envier à aucune nation : elle a eu des chants patriotiques dès la plus haute antiquité ; malheureusement, pour nous les conserver, la sollicitude de Charlemagne a été vaine. A la fin du IXe siècle, un moine ayant nom Otfried, et qui vivait à Wissembourg en Alsace, composa en Vers une histoire du Christ. Ce poème, retrouvé dans un couvent de la Bavière, fait d’Otfried le précurseur de Klopstock. Les traditions qui racontaient la lutte des Bourguignons et des Huns furent recueillies et remaniées à l’époque la plus brillante du moyen-âge, vers le commencement du XIIIe siècle, et l’Allemagne des Hohenstaufen eut dans l’épopée des Niebelungen comme une autre Iliade. Après tant d’éclat, nous entrons dans une longue nuit. Pendant plusieurs siècles, on cherche en vain où est le génie littéraire de l’Allemagne, non que cette grande nation soit oisive et inutile au monde ; elle réforme le christianisme, elle combat pour assurer les effets de cette révolution religieuse. Seulement les autres peuples la devancent alors dans les œuvres de l’art, dans cette autre poésie, celle d’une civilisation qui se perfectionne. Les peuples du Midi, les Italiens, les Portugais, les Espagnols, ont de beaux jours. Par des qualités différentes, les deux littératures rivales de Shakespeare et de Racine règnent en Europe. Seule, l’Allemagne reste stérile, sans inspirations, sans idées, sans étoile poétique : ses écrivains hésitent, alternent entre l’imitation de la littérature française et celle de la littérature anglaise, et cette pauvreté prétentieuse ne dura que trop long-temps, depuis la paix de Westphalie jusqu’au règne du grand Frédéric. Enfin, dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, on sentit quelque chose de nouveau et de fécond se préparer et s’annoncer. De grands esprits recommencent, pour ainsi parler, l’éducation de l’intelligence allemande : c’est Lessing, dont l’autorité succède heureusement à celle de Gottsched ; c’est Winkelmann, l’historien de l’art antique ; c’est Kant, le promoteur d’une philosophie nouvelle ; c’est Wieland disputant à la muse chrétienne et nationale de Klopstock l’attention de l’Allemagne par des poésies et des productions on régnait un enjouement qui rappelait Lucien, Horace, Arioste et Voltaire. Plus tard, cette ressemblance et ces emprunts seront durement reprochés par les frères Schlegel à Wieland vieillissant.

On cherchait, on appelait de toutes parts l’originalité ; c’était le cri de l’Allemagne. Cette originalité viendra, mais elle sera nécessairement le résultat laborieux de la réflexion, et non plus l’épanouissement naïf d’un génie qui s’ignore. Dans les universités, à Iéna, à Leipsig, à Goettingue, on dissertait sur les mérites des différentes littératures. La jeunesse