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qui lui manque, c’est quelque écrivain éminent, non toutefois jusqu’à ce degré suprême, c’est La Bruyère[1], c’est Fénelon, que je consens à placer bien haut, pourvu que ce soit au-dessous de Molière et de Bossuet.

Par toutes ces théories, auxquelles se mêlent d’ailleurs tant de vérités de détail, ou fortes, ou délicates, qui les atténuent souvent ou les contredisent ; par cette ardeur de toucher à toutes choses, par tant de mobilité et d’inquiétude, par ce mélange de l’esprit de domination et de l’esprit de liberté, Fénelon appartient au XVIIIe siècle. Un prêtre, un archevêque, est le véritable précurseur de la philosophie. Pourquoi le XVIIIe siècle l’a-t-il si fort vanté ? Parce qu’il s’y est reconnu.

Sa doctrine de l’amour pur et désintéressé, qui se conforme par déférence au culte extérieur, mais qui peut s’en passer, où mène-t-elle, sinon au déisme du XVIIIe siècle ?

Qu’est-ce que le Télémaque, sinon le premier roman philosophique de notre langue ?

Qui sortira de ces critiques si vives, et, eu égard au temps, si indiscrètes du gouvernement de Louis XIV, sinon ce formidable esprit d’analyse qui va discuter, et qui aura la gloire de dissoudre la société monarchique et catholique du XVIIIe siècle ?

Où nous conduisent les théories sur l’insuffisance de notre langue, sinon au relâchement de cette langue, et les critiques contre la tyrannie de la rime, sinon à la ruine de l’art d’écrire en vers ?

Ce moi qui remplit tous les écrits de Fénelon, le moi de Montaigne, humilié par Pascal, presque anéanti par le jansénisme, qui l’avait effacé de tous les écrits, mais qui reparaît dans Fénelon si pétulant, si inquiet, si téméraire, malgré tant de graces, qu’est-ce autre chose que le moi des écrivains du XVIIIe siècle ?

Qu’est-ce que le sens propre, l’expérience personnelle, dont Fénelon est l’organe, sinon l’esprit même de l’ère de la philosophie ?

Voici le premier auteur du XVIIe siècle que je lis avec inquiétude et défiance. La vérité même y a je ne sais quoi de personnel à l’écrivain qui lui donne le même air qu’à l’erreur. Elle est séduisante comme une nouveauté qui n’engage personne, plutôt qu’imposante comme une loi qui oblige la nature humaine. Elle plaît, mais elle n’inspire pas l’obéissance. C’est du bonheur, c’est le fruit d’une veine heureuse, et voilà pourquoi l’auteur l’impose aux autres comme une vue propre,

  1. La Bruyère se plaint de l’appauvrissement de la langue au chapitre des Ouvrages de l’Esprit.