Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/994

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle les affaiblit ; souvent on a recours à un vers inutile pour en amener un bon… Nos grands vers sont presque toujours languissans ou raboteux. » Et Lamothe, enchanté, répond à Fénelon : « Je défère absolument à tout ce que vous alléguez contre la versification française. » Je le crois bien. Quel poète médiocre ne s’empresserait d’en croire celui qui lui ouvre une facilité ou lui prête une excuse ? Et pourtant, disons-le à l’honneur de Lamothe, le peu qui est allégué, dans cette correspondance, à la décharge de notre versification et en faveur de la rime, c’est Lamothe qui le dit. Il remarque avec raison que « de la difficulté vaincue naît un plaisir très sensible pour le lecteur. » C’est beaucoup pour Lamothe, mais c’est trop peu pour nous. Non, le plaisir divin qu’on goûte à lire de beaux vers ne vient pas de la difficulté vaincue, mais de la plénitude de sens qui résulte de la propriété des termes jointe à l’exactitude de la rime. Fénelon aurait-il donc été moins sensible à ce plaisir que Lamothe-Houdard ? Il est vrai que le langage d’Auguste dans Cinna lui paraît emphatique, et qu’il met la prose de Molière, quoiqu’il ne la trouvât pas assez naturelle, au-dessus de ses vers, « où il a été gêné, disait-il, par la versification française. »

Mais la rime n’est pas la seule gêne pour notre poésie ; il en est une autre plus incommode peut-être : ce sont nos habitudes de langage direct, c’est la rigueur de notre syntaxe, c’est cette place fatale que chaque mot occupe dans la phrase, « ce qui exclut toute suspension de l’esprit, toute attention, toute surprise, toute variété, et souvent toute magnifique cadence. » Pour y remédier, Fénelon propose l’inversion. Il en fait valoir fort ingénieusement les avantages. C’est comme si quelque contemporain de Cicéron ou de Virgile eût blâmé, dans la langue latine, l’usage des inversions et l’incommodité du sens suspendu, et eût demandé le langage direct. Une singulière inquiétude d’esprit empêchait Fénelon de reconnaître que le génie des langues tient à des circonstances, fatales en effet, mais que par cela même il faut accepter, cette fatalité n’en étant que le caractère immuable, et la marque même de la personnalité d’un peuple. Ces exemples d’inversions gracieuses tirées de Virgile ne prouvent rien ; car que voulait Virgile, par ses inversions si habilement ménagées, sinon ce que voulaient, en menant leurs lecteurs droit au sens par l’ordre naturel et logique des mots, Corneille, Racine et Molière ? La même chose : rendre leurs peintures sensibles, frappantes, et parler au génie de leur pays par le génie même de sa langue.

A la vérité, Fénelon ne demande pas qu’on substitue complètement