Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/984

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en-deçà d’une corruption extraordinaire ; bien différent de Fénelon, qui ne craint pas de souiller sa chaste imagination de tout un détail de prévarications et d’arrière-pensées dont la supposition serait une injure même pour un roi malhonnête homme.

Par exemple, examinant le prince sur les raisons qu’il aurait eues d’éloigner de sa personne les sujets forts et distingués, Fénelon lui demande s’il n’a pas craint « qu’ils ne contredissent ses passions injustes, ses mauvais goûts, ses motifs bas et indécens. » A quel tribunal de la pénitence un roi se vit-il poursuivi de suppositions si violentes ? Rien n’est respecté par cette subtilité préventive, et Fénelon s’en méfie d’autant moins, qu’il n’avait pas à craindre qu’on vît dans ces suppositions des aveux involontaires de son propre fonds. Qui n’aimera mieux Bossuet, retenu dans la liberté du confesseur par un respect mêlé de confiance pour la personne du pénitent, n’attaquant les vices des princes que sur l’autorité de la morale universelle, ou avec les paroles même des livres saints dont la hardiesse couvre la sienne et la rend respectueuse et décente, et sachant interroger les consciences royales sans les fatiguer de sa pénétration implacable, sans les embarrasser par sa subtilité, sans les attrister et les décourager par sa défiance ?

Peut-être paraîtra-t-il sévère de rechercher dans la conduite du duc de Bourgogne l’influence de ce tour d’esprit de Fénelon, et d’examiner s’il ne serait pas juste de rendre le précepteur responsable de certains travers de l’élève, comme il est juste de lui faire honneur des victoires que ce jeune prince remporta sur son naturel. La recherche est délicate, mais mon sujet l’exige, et la vérité m’y force.

Quels étaient les défauts que la voix publique reprochait au duc de Bourgogne ? On le disait « trop particulier, trop renfermé, dévot jusqu’à la sévérité la plus scrupuleuse dans les minuties, irrésolu, ne sachant pas prendre une certaine autorité modérée, mais décisive ; raisonnant trop et faisant trop peu, bornant ses occupations les plus solides à des spéculations vagues et à des résolutions stériles, livré à des amusemens puérils qui apetissent l’esprit, affaiblissent le cœur et avilissent l’homme. » Qui donc parlait ainsi du jeune prince ? Fénelon lui-même[1]. Et c’est au duc de Bourgogne qu’il tenait ce langage. A la vérité, il ne parle pas de son chef : ce sont des bruits qu’il a recueillis et qu’il rapporte ; mais il est trop évident qu’il y croit.

Comparez ce portrait du duc de Bourgogne avec celui qu’en a tracé

  1. Correspondance de Fénelon avec le duc de Bourgogne pendant et après la guerre malheureuse où nous fûmes battus en Flandre et où nous perdîmes Lille.