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Le peuple, pour Mentor, ce sont des nombres et non des ames dont la moindre est si grande, que nul moraliste ne la peut embrasser tout entière, et si libre, que, même après s’être donnée, elle se reprend et se reconquiert elle-même. Un esprit vraiment libéral est plus tendre pour la liberté humaine ; il touche avec plus de délicatesse à tout ce qui regarde l’ame, et s’il est chargé du gouvernement, au lieu de confisquer les volontés, il les invite et les incline à se borner elles-mêmes, et s’autorise contre leurs excès de la tendresse même qu’il a pour elles.

La suite fera voir d’une façon plus sensible combien Fénelon a mérité le reproche d’avoir trop aimé la domination ; toutefois telle a été la séduction de ses talens et de sa vertu jusque dans la postérité, qu’aujourd’hui encore c’est de Bossuet que l’on croit ce qui n’est vrai que de Fénelon. Bossuet est l’esprit absolu et dominateur. En religion, beaucoup lui donnent tort à cause du mérite que Fénelon sut tirer de sa défaite. En politique, il a le mauvais rôle, et le livre de la Politique selon l’Écriture sainte paraît le livre des tyrans, comme le Télémaque est celui des bons princes et des peuples libres. Et pourtant, lu sans prévention, Bossuet n’a fait qu’exprimer dans un langage admirable des principes sans lesquels ni les gouvernemens ne peuvent faire le bien du peuple, ni les peuples ne peuvent supporter les gouvernemens. Seulement Bossuet ne fait aucune flatterie aux peuples, et il ne se prononce pas sur le droit redoutable et mystérieux des révolutions, aimant mieux croire que les gouvernemens n’oublieront pas toute modération et toute raison jusqu’à rendre nécessaire l’exercice de ce droit. Il respecte la liberté humaine, il n’enchaîne pas les sociétés dans des plans de gouvernement imaginaires, et il aime le spectacle de leurs vicissitudes pendant le peu de temps que ce spectacle dure. Pourquoi donc l’esprit de liberté le tient-il pour suspect, et au contraire montre-t-il tant de faveur à Fénelon ? C’est que Fénelon a ruiné le principe même de la monarchie absolue par un idéal de perfection impossible, et qu’au lieu de n’abaisser que devant Dieu la royauté de Louis XIV, comme a fait Bossuet, il l’a abaissée et avilie devant les hommes. Le dirai-je ? c’est que les peuples ont plus de faible pour ceux qui les séduisent que pour leurs vrais amis, pour ceux qui les leurrent d’un bonheur imaginaire par la liberté que pour ceux qui leur proposent un bonheur possible par la discipline.