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Serait-ce trop de sévérité envers Fénelon que d’ajouter que cette inquiétude de tous les mouvemens de la liberté humaine, et ces prodigieuses inventions de moyens préventifs, pourraient presque faire douter de sa charité comme chrétien, et de sa tolérance comme philosophe ? Saint-Simon, qui d’ailleurs n’a pas flatté le portrait de l’archevêque de Cambrai, en a porté ce jugement à la fois si vraisemblable et si vrai : « Sa persuasion, dit-il, gâtée par l’habitude, ne voulait point de résistance ; il voulait être cru du premier mot ; l’autorité qu’il usurpait était sans raisonnement de la part de ses auditeurs, et sa domination sans la plus légère contradiction. Être l’oracle lui était tourné en habitude dont sa condamnation et ses suites n’avaient pu lui faire rien rabattre ; il voulait gouverner en maître qui ne rend raison à personne, régner directement, de plain-pied[1]. » Je reconnais là, pour mon compte, le contradicteur de Bossuet dans l’affaire du quiétisme ; je le reconnais aux autres traits que note Saint-Simon, à cette modestie qui était ou une grace naturelle, ou une adresse, selon le besoin, à son impatience, à sa surprise quand on le suspecte, qu’on doute, ou qu’on lui résiste, à ce moi de l’homme habitué à persuader sans raisonnement et qui discutait moins pour convaincre les gens, ce qu’il croyait tout fait d’avance, que pour leur faire goûter, dans la beauté de ses discours, la douceur de leur déférence. Au reste, Saint-Simon n’en eût-il rien dit, je le concluerais de cette prétention à tout régler qui est la marque des esprits absolus et tyranniques. Fénelon lui-même l’a remarqué de Louis XIV, le roi le plus absolu et le plus occupé de règlemens. Qu’on ne s’y trompe pas, cet excès de sollicitude n’est que défiance de la liberté humaine, et prévention contre toute résistance. Ce n’est point par désintéressement qu’on se substitue à ceux qu’on prétend régler, qu’on les dépossède d’eux-mêmes, et qu’on se charge de toutes leurs fonctions physiques et morales. Voilà l’usurpation monstrueuse dont parle si admirablement Saint-Simon. Le souverain pense, agit, respire au lieu et place du sujet ; il le contient implicitement et l’absorbe. Ce besoin de régler, c’est le désir secret de se débarrasser de toute contradiction et de jouir tranquillement de l’empire.

L’esprit absolu de Fénelon se trahit dans la précision sèche et la dureté de tous ses règlemens. Il tranche par articles courts et laconiques, et sa froide intelligence se plaît à ce spectacle d’une société qui exécute tous les mouvemens avec la précision d’un mécanisme.

  1. Mémoires, livre XXII.