Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/976

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cette théorie des lois somptuaires, qu’il faut, dit Fénelon dans ce même plan, imiter des Romains, comme si l’efficacité en était incontestable, et qu’une institution républicaine convînt à un état monarchique, Mentor en fait l’application la plus étendue au peuple de Salente. Là tout est réglé : nourriture, les viandes sont apprêtées sans ragoût, le roi ne boit que du vin du pays ; ameublement : point d’étoffes façonnées, étrangères, point de broderies, prohibition des parfums, des vases d’or et d’argent ; propriété : chaque famille, dans chaque classe, ne possédera de terre que ce qu’il en faudra pour la nourrir. Sur ce dernier point, Fénelon copie Mentor en interdisant, dans son plan de gouvernement pour la France, l’abus des grands parcs nouveaux et en les restreignant à un nombre déterminé d’arpens.

Si je note tous ces détails de règlement, renouvelés pour la plupart de certaines utopies dont nous parlent les histoires, essayés sans succès, sinon sans violences, c’est qu’il n’y a pas de marque plus certaine du chimérique que la manie de réglementer. La liberté humaine a toujours résisté à ces législateurs qui ont prétendu régler ainsi ses moindres mouvemens ; elle s’échappe de ces compartimens où l’on veut l’enfermer, et jusque dans les sociétés où les classes sont le plus séparées, ou bien elle rompt les barrières de force, et confond toutes les classes dans une égalité violente, ou bien elle y fait des brèches assez larges pour que ces classes puissent communiquer et se mêler incessamment. Elle hait ces prescriptions orgueilleuses qui vont à mesurer à chacun l’air, l’espace, la nourriture, à imposer une forme ou un tarif aux habits, à affubler l’homme de l’éternelle livrée d’une condition immuable. Elle veut le changement ; et, dût-elle toujours le prendre pour le progrès, de quel droit lui ôteriez-vous le seul aiguillon qui pousse les nations en avant et qui produit cette succession d’époques, de mœurs, de formes sociales, dont la variété fait la beauté même de la nature humaine ?

Vouloir, au lieu de lois générales qui se bornent à régler dans les sociétés ce qui s’y voit d’immuable, ou du moins n’y change que très lentement et très peu, des lois d’un détail infini attachées à tous les mouvemens de l’homme comme les fils à tous les membres de l’automate ; élever des murailles d’airain, non-seulement dans la société, entre les diverses classes, mais dans l’homme, entre ses diverses facultés ; vouloir la vie, et prescrire l’immobilité ; établir le commerce et prohiber le luxe ; allumer le flambeau des arts et des sciences et en empêcher le rayonnement avec la main ; permettre la gloire et châtier le triomphe, n’est pas d’un grand législateur, mais d’un rêveur ingénieux, et, selon le mot de Louis XIV, d’un bel esprit chimérique.