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Que dire de cette chimère de cinq sortes d’amour, dont les quatre premières sont mêlées, dans des proportions décroissantes, d’intérêt personnel, et dont la dernière seulement est pure de tout motif humain ? Quelle conscience eût résisté à cette analyse de l’intérieur, à cette contention impossible pour s’épurer successivement de ces quatre sortes d’intérêt personnel, et se volatiliser pour ainsi dire jusqu’à cet amour qu’on ne peut plus distinguer du sujet qui aime ? Mais je veux voir ce miracle de désintéressement, cet être complètement détaché que la présence de Dieu occupe et remplit sans cesse, et chez qui toute pensée n’est plus qu’un effet immédiat de cette présence : que devient l’activité humaine ? Quel sera le rôle de cet être dans le monde ? quelle fonction, quel office remplira-t-il ? Je n’imagine qu’un lieu où il fût à sa place, absorbé sans distraction par la présence divine : c’est cette colonne au haut de laquelle certains fanatiques de l’Orient consument leur inutile vie dans la contemplation et l’extase. Image grossière, mais forte, de l’impuissance de l’homme qui veut s’isoler de la terre ! N’y pouvant parvenir, même avec les ailes de sa pensée, il entasse des marches de pierre entre le sol et lui.


II - FENELON CHIMERIQUE DANS LA POLITIQUE

C’est peut-être un premier reproche à faire à Fénelon, qu’il ait donné lieu à des jugemens sur ses opinions politiques ; car, si quelque chimère lui a été plus chère que celle des cinq amours, c’est sans doute la chimère de gouverner. Bossuet s’était occupé, lui aussi, des matières politiques, mais on sait avec quelle admirable mesure ! D’une part, il s’en était tenu aux généralités, aux rapports du prince au sujet, laissant les affaires à ceux qui en avaient le maniement, et n’en disputant pas quand il n’avait pas qualité pour en décider. D’autre part, il n’avait pris la politique que sur le point où elle touche à la religion, et, s’il combattait la souveraineté du peuple et le droit d’insurrection, c’est parce que Jurieu prétendait en reconnaître le principe dans la tradition chrétienne. Fénelon va bien au-delà des devoirs de l’évêque et des droits du spéculatif ; il fait des plans de gouvernement, et il donne des avis sur la conduite ; il décide à la fois dans la théorie et dans les affaires.

C’est par la bouche de Mentor que Fénelon a exposé ses maximes de gouvernement. Beaucoup sont excellentes, surtout en ce qui regarde les flatteurs, quoique trop détaillées et trop évidemment à l’adresse de Louis XIV ; mais ces maximes sont aussi anciennes que la royauté,