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Quant à moi, j’ai toujours estimé que deux choses
Se ressemblaient au monde épouvantablement :
Je parle d’un succès et d’un enterrement.
Partout même public en train d’apothéoses
Et passant au hasard, sans trop chercher les causes,
De l’acclamation à l’attendrissement.

Puis, quand tout est fini, quand la farce est jouée,
Quand à crier bravo la voix s’est enrouée,
Le silence et la nuit rentrent dans leur palais.
Ces pompes, ces clameurs, vaine et folle nuée,
Chef-d’œuvre et trépassé, munis de leurs brevets,
Vers l’immortalité s’en vont seuls désormais !

Or, tout en agitant quelque immense problème,
Je m’en revenais seul par les quais de l’Arno,
Quand j’aperçus de loin un petit homme blême
Qui machinalement regardait couler l’eau.
Je m’approchai : c’était l’illustre maestro,
L’auteur de Salomon, Franz Coppola lui-même.

Par la porte secrète il s’était esquivé,
Et, n’étant orateur ni profond politique
(Comme nous avons vu maint pianiste achevé
Nous en donner depuis l’exemple magnifique),
Il avait prudemment décliné la réplique
Du discours solennel à ces cas réservé.

— « Pardon, lui dis-je alors, si je vous importune ;
Mais je sors du théâtre, et puisque je vous tien,
Puisqu’un heureux hasard et ma bonne fortune
Me font vous rencontrer, je vous dirai combien
J’admire votre ouvrage, ô grand musicien !
Dussé-je vous tenir une heure au clair de lune

« Non, jamais on ne vit pareil enchantement,
Et vous avez d’un coup tourné toutes les têtes.
Que sont Bach et Mozart près de ce que vous êtes ! »
Le petit maestro sourit modestement,
Et, sans trop me paraître ému du compliment,
Du bout de son mouchoir essuya ses lunettes.