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entière de vues et de desseins, prenant sa part des glorieux bulletins et de la popularité passagère qui entoure parfois les chefs de notre armée, puis rejetant sur eux et sur la force des choses des calamités dont il ne se tient pas pour responsable, et qu’il ne s’efforce guère plus de comprendre que de prévenir. En un mot, tout le monde subit le problème africain, et personne ne le domine ; et au train dont vont les choses, pour que cette grosse affaire réussît, il faudrait qu’elle se fît toute seule.

Quelle organisation donner aux tribus indigènes ? comment fonder la colonisation civile et attirer les capitaux en Algérie ? quel but attribuer à notre conquête, et quelle forme de gouvernement lui donner ? Ce sont là des questions auxquelles personne ne saurait répondre, et auxquelles il est presque honteux d’ajouter que personne n’a réfléchi. Le moment est venu de sortir d’une indolence qui nous coûte si cher, et qui compromettrait d’une manière grave notre considération en Europe. Rien n’est en effet plus humiliant pour un grand peuple que d’afficher des prétentions à la hauteur desquelles il se montre incapable de monter. On dit la chambre très frappée de cet état de choses, et très empressée d’ouvrir un débat qui lui donnera enfin ce qui lui manque : des idées nettes et des résolutions irrévocables.

Une première question doit évidemment dominer toutes les autres, c’est celle qui se rapporte à la continuation de la guerre et à l’anéantissement d’Abd-el-Kader. Quelque système qu’on puisse avoir sur l’avenir de notre colonie, qu’on soit partisan de l’occupation restreinte ou de l’occupation illimitée, du gouvernement militaire ou du gouvernement civil, il ne faut pas moins détruire la puissance de l’émir, puisque le pouvoir de la France ne saurait en aucune sorte coexister avec le sien. Nous ne saurions d’ailleurs nous faire aucune idée de l’esprit des tribus et de la nature des relations permanentes à établir avec elles, tant que l’homme qu’elles admirent et qu’elles redoutent sera en mesure d’exercer le double prestige du fanatisme et de la terreur. Comment veut-on que les indigènes restent fidèles à la France, lorsque du jour au lendemain ils sont exposés à voir fondre sur eux Abd-el-Kader, promenant dans leurs douairs la vengeance et la mort ? Voilà dix ans que ce qui vient de se passer aux bords de l’Isser arrive dans toutes les parties de l’Algérie, et que la domination française est ébranlée beaucoup moins par la répugnance qu’elle inspire que par la crainte de ne pouvoir s’appuyer sur elle au jour du péril. Nous ne saurions demander aux Arabes d’accepter notre gouvernement, lorsque nous sommes manifestement trop faibles pour les défendre, et les hésitations qu’ils éprouvent aujourd’hui constatent beaucoup plus leur terreur de l’émir que leur repoussement contre nous. Écraser Abd-el-Kader et le mettre, par un internat sévère au Maroc, dans l’impuissance de menacer les tribus, tel est donc le premier intérêt et le premier devoir de la France. C’est ici que les conséquences désastreuses du traité de Tanger se déroulent dans une triste évidence. Nous avons manqué à notre fortune en ne profitant pas du prestige de nos succès, et en laissant au hasard ce qu’avec plus de résolution il nous était alors possible de lui ôter.