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la loi qu’elles ont faite et dont elles jouissent. Eh bien ! non ; aussi ardemment qu’elles se réclament de ce régime quand il les sert, elles le repousseraient s’il devait leur nuire ; et comme la marine n’est pas partie intégrante dans leurs intérêts coalisés, comme elle ne tient pas beaucoup de place dans la chambre et dans le corps électoral, elle serait sacrifiée sans pitié. Aussi bien ce serait une expérience trop chanceuse pour la fortune du royaume que d’ajouter un contrefort de plus à cette muraille de Chine dont on l’entoure. Il vaut mieux ne pas insister sur un pareil moyen, comme aussi sur les combinaisons mixtes qui auraient pour objet d’exclure de nos transports ce que l’on nomme le tiers-pavillon. Cependant il est assez étrange de voir que le régime de la protection ne consente à déserter son propre terrain que pour frapper la marine, c’est-à-dire l’une des forces vives du pays, l’un de ses moyens de défense. L’inconséquence pourrait être plus heureuse et mieux placée.

En attendant, la marine marchande est atteinte d’un mal profond, qui l’emportera si l’on n’y prend garde. Peu à peu le commerce déserte les expéditions lointaines, où il trouve des rivaux plus heureux et plus hardis. A peine maintient-il un système d’opérations languissantes sur trois ou quatre points du globe où notre pavillon jouit d’un privilège exclusif. Partout où il rencontre la concurrence étrangère, il ne peut tenir et cède au premier choc. C’est le fruit d’un régime qui énerve nos forces en nous tenant repliés sur nous-mêmes ; c’est la conséquence nécessaire de ces théories intéressées qui s’obstinent à considérer le marché intérieur comme l’unique théâtre de l’activité et l’instrument exclusif de la prospérité nationale. Avec de telles règles de conduite, non-seulement un peuple est mis au ban des nations, mais il perd encore ses qualités les plus brillantes, le ressort que donne l’habitude des expéditions lointaines, enfin cet esprit d’entreprises qui a livré l’univers comme une proie à la domination ou à l’activité de la race saxonne.

Ces problèmes, auxquels tant d’intérêts sont liés, auraient pu tenir une place dans le projet de réorganisation de nos forces de mer. C’est là vraiment que se trouve la partie vivante de la marine. Si, pendant que l’on demande aux chambres les moyens de restaurer et d’accroître le mobilier naval, on laisse s’en aller et dépérir les grandes réserves où nos flottes vont puiser, il pourra arriver qu’un jour on ait trop de vaisseaux en proportion des hommes propres à ce service. Peut-être alors verra-t-on mieux que, pour qu’un peuple donne la mesure de ses aptitudes naturelles, il est nécessaire de laisser plus de jeu à son essor