Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/883

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cependant leurs qualités même n’avaient rien de royal, de dominant et de souverain. Godwin le philosophe[1] et récemment M. Forster[2] les ont trop vantés. Nul d’entre eux ne s’élevait à la hauteur de Cromwell, — ni le pesant Bulstrode, rempli d’arguties pédantesques, heureux de sa gravité magistrale et de sa robe de juge ; — ni le vieux avocat Saint-John, « au nez crochu, à la phrase tortue, » fanatique sombre et avare dans sa vieillesse ; — ni le métaphysicien Vane, subtil constructeur de nuages, et portant dans la vie réelle cet amour des abstractions, cette active subtilité d’intelligence qui embarrasse la vie pratique au lieu de la servir ; — ni le plus brillant et le plus puissant d’entre eux, Henri Marten, qui, plaisant à tous et même se faisant craindre, ne pouvait diriger personne ou se faire obéir, faute de dignité, d’aplomb et de sérieux. Il n’était pas sans analogie avec notre Camille Desmoulins ; c’était, pour le dire en passant, un des plus curieux et des plus aimables personnages de cette grave et terrible époque. Poète, homme de sens, de cœur et d’esprit vif, ce petit homme, que les contemporains nous représentent « toujours droit sur les reins et bien serré dans ses habits, » changeait par une saillie et un à-propos le cours des discussions parlementaires ; le feu de ses bons mots a traversé deux siècles sans s’éteindre. L’indomptable railleur avait toujours dans sa poche des chansons contre les royalistes et de belles odes en faveur de la république. Mais comment en faire un roi ? Il n’est pas sérieux.

Ce roi sera Cromwell. Il arrive du champ de bataillé de Worcester le 16 septembre 1651, et trouve un parlement qui, depuis le mois d’avril 1649, devrait ne plus siéger, mais qui a pris un moyen excellent de continuer sa vie, celui de s’assembler tous les mercredis pour ne rien faire, ou, comme le dit Henri Marten, « pour considérer ce qu’il y aurait à faire. » Le peuple, qui n’appelle Cromwell que le général, a pour ce débris de parlement immobile une désignation moins polie, il le nomme le croupion. Afin d’arrêter les mauvais discours, et par l’instigation de Cromwell, l’assemblée décide qu’elle vivra trois ans de plus, et là, pendant trente et un mois, les élémens confusément entassés du puritanisme, de la monarchie et de la démocratie, essaient de se débrouiller, mais en vain. Les hommes d’armes veulent une république avec Cromwell pour chef. Les hommes de loi accepteraient soit Cromwell, soit un fils du roi, avec un gouvernement mixte.

  1. Histoire de la République, 3 vol.
  2. Hommes d’état de la République, 6 vol.