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prêts, et enfin, par-dessus tout, ce qui enchaînait Abélard à son malheur, il avait la foi ! La foi d’Abélard n’était pas cette foi consolante et pleine d’abandon que l’église catholique appelle la foi d’un enfant. Il croyait sans aimer. Il ne pouvait ni renoncer à sa croyance, ni apaiser la révolte de sa raison. Avant de trop mépriser sa faiblesse, mesurons bien tout le poids de cette force accablante qui retombe sur son esprit et sur son cœur, et comprenons, s’il se peut, l’excès de son désespoir, lorsqu’égaré, sans amis, courbé sous une condamnation terrible, allant chercher à Rome ou justice ou pitié, il s’arrêta en chemin dans la maison de Pierre-le-Vénérable, et cacha parmi les moines de Cluny le reste de sa triste vie.

Dirons-nous en finissant, avec M. de Rémusat, qu’Abélard est au-dessous de sa renommée[1] ? Nous n’avons rien dissimulé de ses fautes. Abélard est soutenu par un profond sentiment de son droit, par son orgueil peut-être, par l’exaltation qui naît de la lutte, mais il n’a pas de caractère. Ce n’est pas sa volonté qui le mène, c’est sa passion. Il aime la liberté bien plus qu’il ne la comprend. Il l’aime trop pour la trahir ; il ne la comprend pas assez pour donner à la révolution dont il est le héros toute la grandeur qu’elle comportait. Il ne sut jamais ce qu’on gagne à s’identifier avec sa cause, à s’oublier pour elle. Quand il devrait songer à l’avenir, à la philosophie, à la liberté, il n’est occupé que de sa gloire. Il n’était vraiment grand que dans la chaleur de la discussion. Tour à tour arrogant ou abattu, comme tous ceux chez qui l’imagination domine, exalté par la victoire, enivré par les applaudissemens, par l’attente passionnée de la foule, ou privé de ressort et d’énergie par le sentiment de son impuissance, il fut toujours dans la prospérité au niveau de sa fortune ; mais l’ascendant de saint Bernard le terrassa.

Tout grand homme a ses faiblesses : voilà celles d’Abélard. Chef de parti, il n’a pas su déployer un grand caractère ; défenseur de la raison, il n’en a pas connu tous les droits. Ses passions l’ont débordé. Il a manqué d’unité et de règle en tout.

Mais aussi quelle ardeur ! quelle activité ! Pendant trente ans, il occupe le monde. Quand est-ce que cette vie s’arrête ? Le lendemain d’un triomphe, il recommence. Il parcourt toute la science de son temps, il renouvelle la philosophie, il s’empare en maître de la théologie, il laisse partout sa trace. Que lui a-t-on épargné ? Rien ne l’abat ; ce cœur déchiré se comprime, cette honte s’oublie, la science a le

  1. Tome II, page 545.