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guère pour elle que cette humble place de servante de la théologie qu’on s’empresse tant de lui offrir, depuis qu’émancipée et triomphante elle ne veut plus souffrir de maître. Il obéissait plutôt à un sentiment qu’à une conviction. C’était une ame philosophique qui se sentait pressée de vérifier ses croyances, de les admettre avec réflexion et jugement, qui ne pouvait se résoudre à vivre d’aumônes, à accepter des convictions toutes faites ; mais il passait sa vie à proclamer ce principe et à l’appliquer, sans méditer sur sa nature, sans en chercher les conséquences. Il y avait en lui comme un besoin de précision et d’exactitude qu’il porta souvent à l’excès, et qui dégénère en vaine subtilité, mais qui en revanche lui apprit à se défier des maximes reçues dans l’école, à les peser, à les retourner avant de leur donner accès dans son esprit, à compter plutôt sur lui-même que sur un secours étranger, et à développer ainsi son penchant à l’indépendance, avant de s’être aperçu que l’indépendance était un droit et en même temps un devoir. Il reconnaissait explicitement la suprématie de la foi, et ne voulait que se soumettre en homme éclairé. Quand il disait qu’il voulait comprendre avant de croire, c’est qu’il pensait en même temps que toute la religion pouvait être comprise. Il s’en tenait à la foi de Paul comme saint Bernard ; mais saint Bernard se soumettait sans chercher à comprendre : Abélard voulait comprendre, et ne doutait pas d’y parvenir. Saint Bernard, accoutumé au renoncement de soi-même, et trouvant la philosophie inutile, sentait bien qu’elle pouvait être dangereuse ; Abélard, qui ne pouvait s’en passer, s’obstinait à la croire inoffensive, pour avoir le droit de lui donner sa vie.

On reproche à Abélard d’avoir manqué de logique et de courage, parce qu’ayant revendiqué pour la philosophie le droit d’exister, il ne l’a pas, du premier coup, établie au-dessus ou du moins à côté de l’autorité religieuse. Est-ce un jugement équitable ? Comment Abélard aurait-il compris que toutes les libertés s’enchaînent l’une à l’autre, et que le droit de rejeter n’est que la conséquence naturelle du droit d’examiner et de discuter ? Comment, s’il l’avait compris, n’aurait-il pas frémi à cette seule pensée, lui, chrétien et fidèle, profondément convaincu, avec tout son siècle, de la vérité de la religion, et qui ne croyait pas qu’elle pût être ébranlée sans entraîner le monde ? De ce que son ame ne pouvait se contenter d’une doctrine imposée sans démonstration, conclure qu’il doutait de la vérité de cette doctrine, c’est ignorer son histoire et celle de son siècle. C’est parce qu’il ne doutait pas qu’il voulait comprendre. Il était si loin de voir la conséquence possible du droit d’examen, qu’il ne défendait ce droit avec