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fâcheuse de la part d’un esprit distingué éclate en cent endroits de son livre. Voici une idée juste, ingénieuse, qui ne manque pas d’un certain caractère de nouveauté ; tournez quelques pages, et elle vient aboutir à des conséquences grosses d’erreurs et de périls. Cette observation frappera bien vite tous ceux qui liront l’ouvrage de M. Dunoyer ; elle suffit pour en faire apprécier la valeur philosophique.

On peut analyser ce livre en trois propositions : la liberté industrielle, affranchie de ses dernières entraves, est la fin vers laquelle marchent les peuples et le suprême bonheur où puissent atteindre les sociétés humaines ; plus les mœurs s’améliorent, plus les esprits s’éclairent, et plus le but se rapproche ; si les nations s’attardent sur la route, ce n’est jamais au gouvernement qu’il faut s’en prendre, mais à elles-mêmes. Je n’aurais rien à dire contre ces propositions entendues dans un sens modéré : elles seraient bonnes à répandre, et pourraient servir les intérêts de la civilisation ; malheureusement, le commentaire et les développemens les faussent et les dénaturent, la dernière surtout devient extrêmement dangereuse. M. Dunoyer ne se lasse point de s’écrier : Le gouvernement est toujours ce que l’état d’une nation veut qu’il soit ; l’initiative des améliorations appartient aux peuples ; les excès reprochés au pouvoir sont le fait de la population considérée dans son activité collective ; les maux des peuples ne sont imputables qu’à leurs propres fautes. Oui, sans doute, l’influence de la société sur son gouvernement est une loi incontestable ; si cette influence est plus ou moins étendue, plus ou moins active, elle n’est jamais tout-à-fait absente d’un pays. Gardons-nous d’en conclure, d’un ton dogmatique, que les gouvernemens sont innocens de tout mal et doivent être absous de tout reproche, que la société seule est coupable, et qu’on a tort d’accuser telle ou telle forme politique. Mille circonstances indépendantes de la volonté d’un peuple n’ont-elles jamais maintenu un gouvernement oppressif et des institutions funestes ? Les annales des nations sont remplies de ces exemples ; on ne résume pas aussi aisément la philosophie de l’histoire en un aphorisme sentencieux. Tous les publicistes ont reconnu la double action des mœurs sur les lois et des lois sur les mœurs. On ne s’était point encore représenté les gouvernemens comme des personnifications impassibles de l’état social, incapables d’erreurs et incapables de bien. Dites aux peuples de se rendre dignes de la liberté ; dites-leur que leur sort est pour beaucoup entre leurs mains, que leur avenir dépend pour beaucoup de leur propre volonté ; s’ils veulent s’élever à une condition meilleure, qu’ils développent leurs bons instincts, qu’ils contiennent les mauvais, qu’ils se pénètrent de leurs devoirs, luttent et travaillent sans cesse, et ne perdent pas un temps précieux à rêver des révolutions politiques. Voilà. d’excellens conseils ; mais distinguez donc en même temps le caractère des institutions les unes favorisent le mouvement vers le bien, les autres le contrarient ou l’étouffent. En voulant réagir trop vivement contre l’opinion qui rapporte tout au pouvoir social, M. Dunoyer s’est mépris sur le rôle du gouvernement, sur