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quelques tutelles administratives et quelques moyens préventifs. L’école économique ultra-libérale se révolterait moins, j’imagine, contre les rares conditions réglementaires de l’ordre existant, si elle ne voyait pas en face d’elle des propositions qui tendent à porter une atteinte sérieuse à la liberté. Ses doctrines sont une réaction contre des doctrines extrêmes ; elles subissent la loi commune à toutes les réactions : elles sont elles-mêmes exagérées. Déterminer les actes coupables et nuisibles, prononcer des peines et, quand il y a lieu, des dommages-intérêts, telle est, à ses yeux, la seule part du pouvoir social. Hostile à toute pensée d’organisation de l’industrie, comment cette école se rallie-t-elle au mouvement dont nous suivons les manifestations et les péripéties ? Elle s’y rattache par son opposition même ; elle forme un côté du tableau ; elle est un contrepoids. D’autres convient l’autorité à une intervention excessive ; elle, au contraire, fait ressortir, en les grossissant, les dangers de la centralisation industrielle.

M. Ch. Dunoyer, dans un livre sur la Liberté chu travail, qui reproduit et complète ses travaux antérieurs, vient d’exposer les enseignemens de cette école ; il en a déduit, sans hésiter, les dernières conséquences. Le gouvernement doit laisser le travail à son indépendance entière, et s’abstenir de lui imposer des règles. Toutes les mesures de précaution sont condamnées point d’enquêtes, point d’interdictions, point d’autorisations préalables, jamais de surveillance et d’inspection préventive. Ainsi la loi sur le travail des enfans, le décret de 1810 et les ordonnances relatives aux établissemens insalubres, les règlemens concernant l’emploi des machines à vapeur, et toutes les dispositions analogues, sont aux yeux de M. Dunoyer des erreurs graves eu législation économique. Cette théorie n’est pas rassurante. Combien de malheurs occasionnés par l’imprudence ou la cupidité ne pourraient être réparés par des dommages-intérêts ! Ne vaut-il pas mieux les prévenir en assujettissant la liberté à quelques conditions ? Punir est bien aussi un moyen de prévenir, mais c’est le dernier de tous, c’est l’ultima ratio de la société à l’égard de ses membres ; elle ne doit en user qu’avec discernement et réserve. La liberté absolue tendrait trop les ressorts du pouvoir répressif, sans apporter néanmoins des garanties suffisantes à la sécurité publique. Ce n’est point là une idée pratique. M. Dunoyer, il est vrai, s’en inquiète fort peu ; il a parlé quelque part avec beaucoup d’ironie des esprits pratiques. « Dans ce temps-ci, dit-il, on les a souvent exaltés au préjudice des hommes de pensée. » Je ne le nie point ; mais M. Dunoyer niera-t-il que le mérite des hommes de théorie, le signe de leur supériorité, soit d’émettre eux-mêmes des idées pratiques ? Ne pas dédaigner les théories, mais n’admettre que celles qui peuvent, en dernière analyse, devenir une réalité et produire de bons résultats, telle est, je crois, la véritable maxime.. Si on doit laisser à l’esprit un champ vaste pour ses spéculations, il doit lui-même s’imposer la souveraineté du bon sens qui marque les idées justes d’un sceau indélébile.

M. Dunoyer est malheureusement enclin à exagérer la vérité. Cette tendance