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point de bornes, dit-elle dans une lettre à M. de Pomponne ; elle lui écrivait quelquefois. Huet, Segrais, Ménage, Fléchier, professaient une grande admiration pour cette illustre fille, et Mascaron, évêque de Tulle, lui écrivait en 1672 : L’occupation de mon automne est la lecture du Cyrus, de la Clélie et d’Ibrahim (l’Illustre Bassa). Ces ouvrages ont toujours pour moi le charme de la nouveauté, et j’y trouve tant de choses propres pour réformer le monde, que je ne fais point de difficulté de vous avouer que, dans les sermons que je prépare pour la cour, vous serez très souvent à côté de saint Augustin et de saint Bernard. »

Mlle de Scudéry méritait ces hommages par son caractère beaucoup plus que par son talent. Son cœur était toujours du parti, des opprimés ; elle resta fidèle à Fouquet disgracié ; c’est elle qu’il chargeait de remettre secrètement au gazetier Loret la pension que celui-ci touchait avant la chute du surintendant (le haineux Golbert, irrité de la fidélité de Loret envers son bienfaiteur, avait supprimé la pension) ; c’est à elle que Pellisson faisait passer les mémoires qu’au fond de la Bastille il écrivait en faveur de Fouquet. Mlle de Scudéry ne négligea rien, de son côté, pour adoucir la captivité du pauvre Pellisson jusqu’au moment où il fut rendu à la liberté.

George de Scudéry était mort en 1667 ; sa veuve, qui eut avec Bussy-Rabutin une correspondance suivie, ne semble pas avoir continué de fréquenter sa belle-sœur ; du moins elle ne parle jamais d’elle dans ses lettres. Mlle de Scudéry resta seule, et vit peu à peu disparaître tous ses anciens amis : de nouvelles connaissances les remplacèrent imparfaitement. Son esprit garda jusqu’à la fin la même vivacité : à quatre-vingt-douze ans, elle adressait encore au roi quelques jolis vers. Elle mourut en 1701 ; deux églises se disputèrent l’honneur de lui donner la sépulture ; il fallut que l’autorité intervînt pour terminer ce différend. Long-temps encore elle eut des admirateurs. L’abbé Prévost la cite avec éloge dans son journal (le Pour et le Contre), et Hofmann a donné son nom à l’un de ses meilleurs contes[1].

  1. Boileau ne publia qu’en 1710 son Dialogue des héros de roman. Cette critique de la Clélie et du Cyrus venait bien tard ; mais sans doute les romans de Mlle de Scudéry avaient encore quelque réputation, puisque Boileau a pensé que cette critique pouvait offrir quelque intérêt. Il dit dans la préface que, dans sa jeunesse, il lut ces romans, ainsi que les lisait tout le monde, avec beaucoup d’admiration, et qu’il les regardait alors comme des chefs-d’œuvre de notre langue. « Mais enfin, mes années étant accrues, et la raison m’ayant ouvert les yeux, je reconnus la puérilité de ces ouvrages ;… Je composai ce dialogue dans ma tête, mais… je gagnai sur moi de ne point l’écrire et de ne le point laisser voir sur le papier, ne voulant pas donner ce chagrin à une fille, après tout, qui avait beaucoup de mérite, et encore plus de probité et d’honneur que d’esprit. »