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sans se l’avouer sans doute, peut vouloir le garder pour son cœur. Il ne parait pas cependant que Mlle de Scudéry ait prêté ce sentiment à Aronce, quoique ses amans aient le tort de raisonner beaucoup trop leur tendresse, et de n’être enivrés d’amour qu’avec préméditation. « Vardes, dit Bussy-Rabutin dans une de ses lettres, a dessein d’être amoureux de Mme de Roquelaure cet hiver. » Les amans de la Clélie semblent taillés sur ce patron ; ces gens-là semblent tous jouer avec la passion. Ils s’analysent eux-mêmes, ils ont toujours la main sur leur cœur pour en compter les battemens ; ils semblent ne voir dans leur amour qu’un sujet de dissertations galantes, un prétexte à des madrigaux : c’est pour eux un amusement de société, une mode que doivent suivre les honnêtes gens ; ce n’est point, comme dans nos grands tragiques, un entraînement irréfléchi, marqué de ce caractère de fatalité qui en excuse les égaremens ; ce sont de molles et volontaires langueurs qui énervent l’ame et dépravent la volonté.

On a beaucoup cité le mot de Ninon : Les précieuses sont les jansénistes de l’amour. Il y a bien du molinisme pourtant dans leur manière d’en discuter. Comme les adversaires de Pascal, elles ont la fureur des cas de conscience, elles distinguent toujours. Au sens simple et droit de la morale vulgaire, elles substituent volontiers des subtilités mystiques, une casuistique amoureuse, qui ne peut tourner au profit de l’honnêteté. J’imagine que ces romans ont troublé bien d’autres ménages que celui de Gorgibus. Sans ajouter entièrement foi aux méchancetés de Tallemant et de Saint-Evremond contre les précieuses, sans aller fouiller les mémoires du temps pour y trouver des anecdotes scandaleuses, on peut croire qu’il y avait bien des dangers à naviguer ainsi sur le fleuve du Tendre ; et c’est avec raison qu’Arnolphe, stupéfait d’entendre Agnès développer avec tant d’aisance tous les motifs qui excusent son amour pour Horace, s’écrie avec effroi :

Peste ! une précieuse en dirait-elle plus !

Ce n’est pourtant pas la faute de Mlle de Scudéry si tous ses héros ne sont pas des gens parfaits. Ils sont tous remplis d’esprit, de grace, de nobles sentimens ; je ne vois que Tarquin, Tullie et Sextus qui fassent un peu ombre au tableau : il n’en pouvait être autrement. Cette habitude de donner ainsi tant de vertus à tout le monde fait honneur sans doute à Mlle de Scudéry : douce et honnête, elle ne pouvait se complaire dans le tableau du vice et du crime. D’ailleurs, ces personnages étant des portraits et représentant les amis et connaissances de Mlle de Scudéry, il était malaisé de les peindre en laid ; aussi leur