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Mlle de Scudéry sont des républicains de fantaisie et des Romains de convention. Boileau, dans ses Héros de roman, n’a eu aucune peine à faire sentir le ridicule de ces rudes personnages parlant un langage si doucereux. Molière, plus philosophe, a attaqué le Cyrus et la Clélie d’une façon beaucoup plus comique dans la forme, beaucoup plus sérieuse dans le fond. Il ne s’est pas donné le facile plaisir de démontrer que Brutus n’a jamais soupiré si galamment, et que Lucrèce ne recevait point de madrigaux ; mais, par quelques traits d’une ineffaçable vigueur, il a décrédité à jamais l’esprit même du livre, et ces traditions sentimentales que Mlle de Scudéry transmettait au public après les avoir reçues elle-même de l’hôtel de Rambouillet. Aujourd’hui c’est seulement comme un tableau des mœurs du temps que l’on peut étudier la Clélie.

La fronde y a bien marqué sa trace ; cette guerre où les intérêts de galanterie et l’esprit d’intrigue remplaçaient des deux côtés l’énergique et sauvage ardeur des guerres féodales et religieuses, cette lutte sans cruauté, mais sans grandeur, où l’on quitte un parti parce que l’on quitte sa maîtresse, où les relations sociales, les divertissemens, les conversations sont à peine interrompues : tel est le modèle mesquin d’après lequel Mlle de Scudéry représente la tragique révolution qui chasse les rois de Rome. Dans la Clélie, l’amour, ou ce qu’elle appelle de ce nom, est le motif de toutes les entreprises, la cause de tous les évènemens. Si Brutus détruit à Rome la royauté, c’est pour venger son amante ; si Horatius Coclès est un héros, c’est pour mériter un regard de Clélie. Point d’antipathies entre les deux partis, point de haines violentes entre les républicains et les partisans des rois ; c’est une lutte de courtoisie, un combat de civilités entre gens qui savent vivre, quelques duels, beaucoup de visites, beaucoup d’entretiens. Les messages amoureux vont et viennent d’un camp à l’autre avec la même facilité que les billets de Bussy à sa cousine, et ceux de La Rochefoucauld à Mme de Longueville. Les dames assistent aux carrousels, ou du haut des remparts regardent les combats qui se livrent aux portes, comme Mlle de Montpensier et ses dames contemplaient du haut de la Bastille le combat de la porte Saint Antoine. Leur présence anime les combattans, et quand Horatius Coclès, après avoir défendu vaillamment le pont du Janicule, tombe dans le Tibre, dès qu’il reparaît à la surface, son premier soin est de regarder vers la fenêtre de Clélie, pour voir si elle l’a aperçu.

Chacun des héros de la fronde avait sa dame à laquelle il devait rapporter toutes ses pensées ; les belles passions étaient aussi de rigueur