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éternellement le stupide, ait pu conserver ce grand et admirable esprit que vous lui trouverez tantôt. — Quand vous le connaîtrez par vous-même, reprit Herminius, vous en serez bien plus épouvanté ; car, comme je vous l’ai déjà dit, Brutus n’a pas seulement du bon sens, de la capacité, du jugement et de la connaissance des grandes choses ; mais il a l’esprit galant, adroit et admirablement bien tourné. De plus, il connaît si parfaitement toutes les délicatesses de l’amour, et il sait si bien se servir de toutes ces ingénieuses tromperies, qui gagnent quelquefois plutôt le cœur d’une belle personne que les plus grands services, qu’il n’y a pas un galant en Grèce ou en Afrique qui sache mieux que lui l’art de conquérir un illustre cœur. »

Dans la tragédie de M. Ponsard, Brutus est deviné par Lucrèce ; c’est une noble et généreuse pensée. Tandis que les jeunes Tarquins raillent et dédaignent le pauvre fou, seule, par cette sympathie secrète des grands sœurs, Lucrèce a compris que cette folie était un masque qui tomberait tôt ou tard. De même, dans la Clélie, Lucrèce pénètre le secret de Brutus, mais voici comment. Dès que Brutus l’aperçoit, il en tombe fatalement amoureux : avant que de l’avoir vue, il était ravi d’être cru effroyablement stupide, à cause que cela servait au dessein qu’il avait ; mais pour cette admirable fille, il ne pouvait souffrir qu’elle pensât de lui ce que tant d’autres en pensaient. Il se met donc en devoir de faire connaître à Lucrèce tout son esprit ; il trouve pour cela un moyen ingénieux. Il y a réunion chez Lucrèce, on cause, on se dit des galanteries, on joue aux petits jeux ; Lucrèce s’avise d’écrire sur des tablettes les mots suivans : Toujours. l’on. si. mais. aimait. d’éternelles. hélas, amours. d’aimer. doux. il. point. serait. n’est. qu’il. — Elle les présente aux beaux esprits de l’endroit ; aucun n’y peut trouver un sens raisonnable. Brutus seul comprend la galanterie de Lucrèce, et, rangeant ses paroles comme elles devaient être, il reconnaît que c’étaient deux vers qu’il écrit aussitôt sur ses tablettes, et qu’il passe furtivement à Lucrèce :

Qu’il serait doux d’aimer si l’on aimait toujours !
Mais, hélas ! il n’est point d’éternelles amours.


Et il y ajoute ces deux vers de sa façon :

Permettez-moi d’aimer, merveille de nos jours
Vous verrez qu’on peut voir d’éternelles amours.


Lucrèce rougit : Brutus est deviné.

Ces citations suffisent abondamment pour montrer que les héros de