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Il y a dans cette histoire, racontée par Tite-Live, deux figures dont la grandeur saisit d’abord, Lucrèce et Brutus. On pardonnerait volontiers à Mlle de Scudéry de les avoir entourés de ses héros de ruelles et de ses héroïnes de qualité ; mais, pour ces deux personnages, il semble qu’elle était tenue de les respecter. Une femme, une honnête femme surtout, aurait dû comprendre Lucrèce et ne pas la défigurer. C’est un trait singulier et touchant de l’histoire romaine, que deux fois la mort d’une femme ait été fatale à la tyrannie, que deux fois la puissance d’un seul, maîtresse sur la place publique et à l’armée, ait trouvé sa perte dans cet asile des vertus domestiques qu’elle venait profaner. Lucrèce et Virginie, la vertu et l’innocence, long-temps inconnues et révélées tout à coup par un amour impur, jetées subitement au milieu de ces hommes rudes et énergiques qui reléguaient la femme dans l’obscurité du foyer, n’apparaissant un instant que pour mourir, et par leur mort sauver la liberté : il y a dans la gravité touchante de cette histoire, racontée par Tite-Live, un charme que l’art dramatique n’a pas encore atteint. Voici ce que Mlle de Scudéry a fait de Lucrèce : une prude sentimentale, qui fait et reçoit de petits vers, une précieuse tenant bureau d’esprit, agitant volontiers des thèses d’amour, qu’elle traite avec une profondeur affligeante pour son mari Collatin (il va sans dire qu’elle ne l’aime point), amoureuse de Brutus, et réservant pour lui son dernier soupir. L’histoire de sa mort est un des endroits les plus curieux du livre, et le passage où elle raconte que Sextus a été le plus insolent de tous les hommes est d’un ridicule achevé, mais qui afflige plus qu’il ne fait rire, quand on vient à songer quelles étaient ces grandes ames que Mlle de Scudéry avilissait ainsi.

Quant à Brutus, c’est encore pis : ce rôle de fou pris volontairement et poursuivi pendant tant d’années ; cet homme terrible dans sa folie simulée, comme Hamlet dans son délire involontaire ; cette dissimulation si obstinée, cette haine patiente, parce qu’elle est implacable ; cette explosion soudaine après tant d’outrages dévorés ; enfin le sang de ses fils et le sien versés pour fonder la république, rien de tout cela n’a pu sauver Brutus de la transformation étrange que lui a fait subir Mlle de Scudéry. Il soupire pour Lucrèce et lui adresse des madrigaux : c’est là sa grande affaire, et, s’il médite de renverser la royauté, il semble que ce projet soit pour lui quelque chose de fort accessoire, une simple distraction à ses préoccupations amoureuses. Voici comment le dépeint un de ses confidens : « Ce qui est incompréhensible, dit Aronce, c’est de voir que Brutus, en contrefaisant