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une succursale élégante de l’Académie, une académie de salon, moins pédante et plus polie. A l’Académie française, Richelieu mêlait les poètes aux grands seigneurs, et, par ce contact salutaire, donnait plus de politesse mondaine aux uns, aux autres plus de politesse littéraire : il assurait en outre aux écrivains des protecteurs, et, ce qui vaut mieux, en faisant marcher de pair la naissance et le mérite, il donnait aux poètes plus de fierté. Les écrivains se déshabituaient peu à peu de cette domesticité à l’égard des grands seigneurs, de cette servitude personnelle à laquelle ils étaient assujettis ; ils allaient arriver à ne plus dire comme Malherbe : J’appartiens à M. de Bellegarde, ou comme Corneille lui-même : Je suis à M. le cardinal. Ils apprenaient ainsi à sentir leur dignité ; plus respectés, ils devenaient plus respectables des droits nouveaux créent des devoirs, et la fierté s’augmente de la considération dont on jouit. Tout cela se retrouvait avec plus de familiarité et moins de pompe officielle à l’hôtel de Rambouillet.

Voilà des services fort essentiels rendus à notre littérature, on ne peut les méconnaître ; mais M. Roederer ne s’en tient pas là : selon lui, c’est une calomnie de prétendre que, chez Mme de Rambouillet, on ait poussé la décence jusqu’à la pruderie, la délicatesse d’esprit jusqu’au raffinement et à l’affectation ; c’est une erreur de croire que Mlle de Scudéry ait été l’expression, sinon la plus distinguée, au moins la plus exacte et la plus vraie de cette société illustre. L’héritière accomplie de Mme de Rambouillet a été Mme de Maintenon. Quand il y a tant de paradoxes faciles à soutenir, c’est avoir du malheur que de tomber précisément sur celui-là. La pruderie et l’affectation qui se mêlaient aux qualités solides et brillantes de l’hôtel sont parfaitement constatées ; c’est là un des points les moins contestables de notre histoire littéraire ; les documens abondent et ne permettent pas à cet égard la moindre hésitation. Tallemant, qui a vécu à l’hôtel pendant fort long-temps, qui a eu sa part dans toutes les habitudes, dans tous les divertissemens du lieu, Tallemant, qui a fait son madrigal pour la Guirlande de Julie, malgré son admiration pour la marquise et pour ses enfans, ne dit-il pas : Elle est un peu trop complimenteuse… un peu trop délicate ; cela va dans l’excès. Son mari et elle vivaient un peu trop en cérémonie. Il parle de ses filles dans le même sens[1].

  1. Il raconte un tour que le jeune Pisani, fils de Mme de Rambouillet, fit à une de ses deux sœurs, et qui prouve jusqu’où celle-ci poussait, à certains égards, la délicatesse. Mme de Rambouillet et ses filles avaient la plus grande aversion contre les bonnets de nuit : « Un jour, M. de Pisani envoya prier sa plus jeune sœur de venir jusque dans sa chambre : c’était celle qui était la plus déchaînée contre ces pauvres bonnets. Elle ne fut pas plutôt dans la chambre de son frère, que cinq ou six hommes sortent d’un cabinet avec des bonnets de nuit, qui, à la vérité, avaient des coiffes bien blanches, car des bonnets sans coiffes eussent été capables de la faire mourir de frayeur. » Le marquis de Montausier, instruit de cette aversion, ne voulut jamais, après son mariage, porter des bonnets de nuit, jusqu’au moment où une grave blessure, reçue à la tête au combat de Montansais, l’eut forcé enfin de renoncer à ses scrupules.