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travailler à la terre, dit-il, trop fier pour mendier. J’eus recours au seul art que je possédais, et je me remis à commenter les Écritures. » Aussitôt les disciples accourent de toutes parts ; on déserte en foule les écoles épiscopales pour venir entendre dans son exil le condamné du concile de Soissons. Là sont représentées les contrées les plus lointaines et les universités les plus célèbres. Partout où la dialectique est cultivée, le nom d’Abélard a retenti. Autour de lui se pressent des maîtres qui redeviennent écoliers sans rougir, des docteurs qui reporteront ailleurs, dans leurs chaires, dans leurs cloîtres, son enseignement et sa méthode, d’anciens partisans de ses adversaires sortis de leurs écoles pour le suivre, des proscrits, des esprits turbulent et inquiets, déjà condamnés ou sur le point de l’être, et qui tous le reconnaissent pour leur chef, parce que, seul des novateurs de son temps, il a le génie, l’éclat et la puissance. Les historiens les plus modérés parlent de trois mille disciples. Près de son oratoire s’élèvent de misérables cellules. Des ouvriers volontaires accoutument leurs mains au travail, relèvent son oratoire, pourvoient à ses besoins, donnent leur temps et leurs sueurs, couchent sur la dure, indifférens à toute cette misère, pourvu que le maître soit là et les éclaire de sa vive parole. Abélard, en dépit d’un secret orgueil, sentait son effroi grandir avec son succès. Origène, saint Jérôme, lui revenaient à l’esprit, mais il songeait encore plus aux persécutions subies par saint Athanase. « Dieu m’est témoin, dit-il, que je n’appris pas dans cet intervalle une seule réunion du clergé sans croire que ma condamnation en était l’objet. Je m’attendais à chaque instant à être traîné devant un synode ou un concile. Que de fois, dans mon désespoir, je songeai à sortir du monde chrétien pour aller parmi les infidèles chercher un coin de terre où je pusse respirer et servir en paix Jésus-Christ. »

Le parti de l’autorité voyait sa défaite prochaine. Il fallait étouffer Abélard, ou assister au triomphe définitif de la raison individuelle. Que faire ? que tenter ? Réfuter dans les écoles celui qui efface tous les maîtres, qui les réduit au silence dès qu’il parait, c’est une tentative ou impossible ou inutile. Écrire contre lui, c’est lui préparer une victoire. Une première condamnation n’a servi de rien, ou plutôt Abélard condamné n’en est devenu que plus puissant. Il n’y a qu’un refuge, c’est d’armer contre Abélard l’homme qui représente dans l’église la tradition et la discipline, celui dont la voix décide du trône pontifical, et qui, par son éloquence et par ses vertus, est en même temps le conseil des rois, la lumière des savans et le guide des simples. Saint Bernard hésita long-temps. Il fallut lui montrer le danger. A peine eut-il compris de quoi il s’agissait, qu’avec la portée d’un