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Tallemant, témoin peu suspect toutes les fois qu’il s’agit de louer ; mais on sait que la fécondité littéraire était peu lucrative au XVIIe siècle[1]. Aussi Scudéry et sa sœur, tous deux sans fortune, vivaient-ils assez misérablement. Segrais, dans ses mémoires, nous le montre mangeant un morceau de pain sous son manteau en se promenant au Luxembourg, parce qu’il ne savait où dîner. Pendant ce temps-là, sa sœur restait enfermée au logis. Scudéry avait pour elle les plus grandes jalousies du monde ; il la tenait sous clé et ne voulait pas souffrir qu’on la vît, s’instituant ainsi le tyrannique défenseur d’une vertu qu’on ne songeait guère à compromettre. Plus tard, quand elle eut dépassé quarante ans, elle n’était pas encore libre de recevoir qui elle voulait. Pellisson, par exemple, déplaisait à Scudéry. Conrart l’ayant mené souper un jour chez Mlle de Scudéry, le frère l’apprit, et le soir il pensa manger sa sœur[2]. Tallemant s’étonne de la patience avec laquelle elle subissait cette surveillance étrange. Cela n’a pourtant rien d’extraordinaire : on sait que la manie des précieuses était de transporter le roman dans la vie privée, et le rôle de frère féroce qu’avait pris Scudéry, celui d’innocente captive que sa sœur acceptait de si bonne grace, devaient charmer l’imagination de Mlle de Scudéry, surtout à l’âge de quarante et quelques années.

Ce ménage, assez ridicule à nos yeux, était pourtant fort honorable. Tous deux supportaient leur pauvreté avec noblesse et fierté. On sait que la reine Christine, qui protégeait Scudéry, lui ayant fait offrir une chaîne d’or de mille pistoles pour la dédicace de son Alaric, à la condition qu’il effacerait de son poème le nom et l’éloge du comte de la Gardie (un favori que la reine avait disgracié), l’auteur répondit que, quand la chaîne serait aussi grosse et aussi pesante que celle dont il est fait mention dans l’histoire des Incas, il ne détruirait jamais l’autel où il avait sacrifié. Ce trait fait passer sur les ridicules de Scudéry et compense un peu ses attaques de commande contre Pierre Corneille. C’est sans doute à cette dignité de caractère, au moins autant qu’à sa célébrité, que Scudéry dut d’être admis avec sa sœur au nombre des habitués de l’hôtel de Rambouillet.

Cette société célèbre, si long-temps dépréciée, a trouvé de nos jours un zélé défenseur. M. Roederer, dans un mémoire plein de recherches

  1. On citait plus tard comme un prix extraordinaire (non pour l’auteur, mais pour le temps) une somme de 2,000 livres que le libraire de Chapelain lui paya pour sa Pucelle, si long-temps attendue et d’abord très favorablement accueillie. Boileau reçut, dit-on, 600 livres pour le Lutrin, et Racine 200 pour Andromaque.
  2. Tallemant des Réaux.