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principe du libre examen, c’est-à-dire le plus variable, le plus mobile, un principe qui semble justifier à l’avance tous les écarts en ne donnant à la raison individuelle d’autre juge qu’elle-même. Voilà ce qu’il veut mettre à côté de l’autorité infaillible de l’église, et il affirme qu’il n’y aura point de divorce, que la raison appliquée aux vérités de la foi n’engendrera ni hérésies, ni scepticisme, que les mystères seront transformés en philosophêmes, sans que la sévère précision du symbole catholique reçoive la moindre atteinte ! N’est-il pas évident que saint Bernard est ici le seul qui comprenne toute la force et toute la portée de la raison, et qu’il est mieux éclairé par ses craintes qu’Abélard par ses espérances ?

Absorbé tout entier par le désir et le besoin de développer son principe, rassuré d’ailleurs par la pureté de ses intentions, Abélard mutile le dogme catholique ou l’altère, et croit sincèrement qu’il ne fait que l’approfondir[1]. Il s’écrie qu’il ne veut pas être un Aristote, s’il faut abandonner Paul pour se donner à la philosophie. Non-seulement il désavoue une à une toutes les conséquences de son système lorsqu’elles lui sont présentées toutes nues, mais il n’est pas rare de rencontrer dans ses écrits la doctrine orthodoxe professée clairement à côté de la théorie suspecte[2] ; c’est qu’il y a deux hommes en lui, le chrétien qui veut rester fidèle, le dialecticien emporté par ses déductions. Cette contradiction ne le frappe pas ; qui peut en être surpris et connaître l’histoire ? Elle frappe tout le monde autour de lui. L’orage grossit chaque jour. Abélard, attaqué dans sa foi, est obligé de se défendre. On lui reproche le scandale de ses doctrines, et plus encore le scandale de ses principes ; « mais, dit Abélard, mes disciples m’entraînent ! » Il ne sent pas que c’est lui qui a mis dans ses disciples cette curiosité qui les dévore, ce besoin d’examiner et de comprendre. « Ils m’entraînent, dit-il, ils veulent des démonstrations, des preuves. Un enseignement qui n’est intelligible ni pour celui qui parle, ni pour ceux qui écoutent, est, à leurs yeux, absurde, ridicule. N’est-ce pas d’un tel enseignement qu’il a été dit : Aveugles, conducteurs d’aveugles ? Le comprendre est la mesure du croire… » C’en est fait, Abélard s’est livré lui-même ; la vérité de la situation l’emporte malgré ses efforts cinq siècles plus tard, cette parole semblera téméraire dans Leibnitz. Certes, ce n’est plus là la philosophie soumise à la théologie ; c’est déjà

  1. Abélard, Théol. chrét., p. 1256. — Abélard, cinquième lettre à Héloïse. Voyez aussi Leibnitz, Théodicée, disc. prélim., 6 et 86 ; M. de Rémusat, Abélard, t. II, p. 178 sqq.
  2. Voyez dans M. de Rémusat, t. II, p. 191 sqq., un passage très remarquable de la Théologie chrétienne, où Abélard réfute lui-même précisément toutes les erreurs qu’on lui reproche.