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péché originel ; c’est encore, je l’avoue, compromettre la justice de lieu ; ce n’est plus renverser l’idée même de la justice. Que demander de plus à un philosophe du XIIe siècle ? Avec le péché originel disparaît la nécessité de la rédemption et de la grace[1] ; mais sacrifier le dogme de la rédemption, c’est renoncer à l’essence du christianisme. Abélard hésite ; son langage n’a ni clarté ni précision ; il avance et il recule ; il cherche une explication et n’en trouve pas. A travers ces tâtonnemens, on voit assez le fond de son ame. S’il ne dit pas encore que Jésus-Christ est venu non pour nous racheter, mais pour nous éclairer, que l’homme sans la grace peut faire le bien et gagner le ciel, ses disciples le diront pour lui, et ne feront qu’obéir à sa secrète pensée. Cette transformation du dogme catholique est-elle assez claire ? parle-t-elle assez haut ? Est-il bien nécessaire d’insister après cela sur les conséquences du principe d’Abélard ? Saint Bernard disait avec énergie : « Il parle de la trinité comme Arias, de Jésus-Christ comme Nestorius, et de la grace comme Pélage[2]. » Arius et Pélage, ces noms disent tout. Ce sont bien là les ancêtres d’Abélard, car leur tendance à l’un et à l’autre est d’ôter au dogme religieux ce qu’il a de surnaturel, et de le rapprocher des doctrines que la raison humaine peut démontrer et comprendre. Qu’Abélard le sache ou qu’il l’ignore, ces mystères, ces dogmes religieux, ainsi atténués, rendus accessibles à la raison, démontrés par la raison, ne sont plus qu’une philosophie. Ce sera, si l’on veut, une philosophie qui se rencontre avec la foi ; ce ne sera rien de plus. Vous conservez l’enveloppe poétique, le mythe, après en avoir exprimé la doctrine qu’il contient ; qu’importe, s’il résulte, malgré vous, de tout votre système, que la philosophie est l’esprit, et que la religion est la lettre morte ?

Les hérésies abondent, il faut l’avouer, dans les écrits d’Abélard ; mais puisqu’il a corrigé, rétracté ces propositions téméraires, puisqu’il a voulu rester fidèle à la foi catholique et fermer les yeux sur les conséquences du principe qu’il apportait, admettons avec lui son orthodoxie. Cette orthodoxie de fait rend-elle vaines, comme il le prétend, les alarmes de saint Bernard et du parti de l’autorité ? La raison entre les mains d’Abélard n’a pas attaqué la foi : Abélard répondra-t-il de l’avenir ? Le principe nouveau qu’il apporte n’est rien moins que le

  1. Abélard, t. II, p. 443 sqq., 500, 509 sqq.
  2. Lettre de saint Bernard au cardinal Guy du Châtel, disciple et ami d’Abélard, et qui fut pape sous le nom de Célestin II. Voyez les Fragmens de M. Cousin : Philosophie scolastique, p. 300 sqq.