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dans les plus tendres affections de son cœur, victime de la plus horrible vengeance, condamné, emprisonné, flétri, et toujours debout, toujours prêt à provoquer ou à répondre, écrasé comme homme sous le poids de ses malheurs, pleurant des larmes de sang, et, s’il prend la plume, s’il ouvre la bouche après chaque défaite, recommençant du premier mot son éternelle guerre.

Abélard ne touche à la théologie que pour l’altérer ; on dirait qu’il se charge lui-même de justifier les craintes de ses ennemis. Entre ses mains, les mystères les plus impénétrables s’abaissent, se transforment, et ne sont bientôt plus que des doctrines philosophiques. Ne prenons pour exemples que les doctrines les plus essentielles, la trinité, la rédemption, le péché originel, la grace. Qu’est-ce que la trinité, sinon un seul Dieu en trois personnes distinctes et consubstantielles ? La distinction des personnes subsistant malgré leur consubstantialité, voilà le mystère, voilà ce qui dépasse la raison humaine, ce qui l’accable, ce qu’on lui propose comme un sacrifice. Que fait Abélard ? Tantôt, recourant à la théorie des universaux, il fait du Père le genre, du Fils et du Saint-Esprit les espèces[1] ; et que reste-t-il après cela du mystère de la trinité, pour lui, conceptualiste, qui n’accorde aux genres qu’une existence nominale ? Tantôt, rempli des souvenirs du Timée et des interprétations alexandrines de la philosophie de Platon, il réserve au Père et à lui seul l’attribut de la toute-puissance, assimile le Fils à l’intelligence suprême, le Saint-Esprit à l’ame du monde[2], et trouble profondément par ces altérations le dogme de la consubstantialité, ou même, si l’on presse les conséquences, le rend absurde et contradictoire. A coup sûr, la trinité chrétienne ainsi transformée est encore loin d’apaiser tous les scrupules d’une raison éclairée ; mais elle se rapproche de la philosophie, elle a des antécédens dans l’histoire des systèmes, elle perd quelque chose de sa profondeur mystérieuse, et les théologiens sont en droit de dire qu’en voulant nous élever jusqu’à elle, Abélard n’a fait que l’abaisser jusqu’à nous. Partout ses explications portent le même caractère. Le péché originel, quoi qu’on fasse, sera toujours embarrassant pour la raison ; mais enfin la difficulté capitale, c’est la transmission de la faute et non celle de la peine[3]. Abélard réduit à la transmission de la peine le dogme du

  1. « Lors donc que tu rapportes le Père au genre, le Fils à l’espèce… » Ab. op., S. Bern., ep., p. 283.
  2. « La toute-puissance ! une demi-puissance ! nulle puissance ! J’ai horreur de l’entendre, et cette horreur même suffit, je pense, pour le réfuter. » Ibid. — Cf. Abélard, par M. de Rémusat, t. II, p. 281 sqq.
  3. Lisez les réflexions de Bossuet sur le péché originel dans les Élévations, 7e semaine, élév. 2 : « Considérons la justice humaine ; nous y verrons une image de cette justice de Dieu. Un père dégradé perd sa noblesse et pour lui et pour ses enfans, surtout ceux qui sont à naître,… etc. »