Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pure et simple, et ne s’avançait qu’appuyé sur tous les commentateurs. Quel aliment pour l’esprit d’Abélard que cette érudition prudente et stérile ! Il ne demandait à la théologie que de nouveaux périls et de nouveaux triomphes. Abondant et disert dans l’exposition, mais sans invention et sans force, Anselme savait discourir et ne savait pas répondre. La moindre objection le désarçonnait. « Ce n’est que de la fumée sans lumière, s’écrie Abélard. Qu’importe ce que les autres ont pensé ? Le texte suffit, avec la raison pour guide[1] ! » C’était donner en un seul mot le programme de toute sa vie. Il s’improvise théologien comme il s’est improvisé philosophe, et là, dans l’école même, et presque sous les yeux du maître, jetant un défi aux théologiens les plus érudits de son temps, il déclare qu’il va expliquer Ézéchiel sans secours, sans préparation. Des cris de fureur partent de toutes parts dans les rangs des théologiens. Ne paraître au milieu d’eux que pour accabler leur maître de ses dédains, repousser pour ainsi dire du pied cet amas de gloses et de commentaires dont l’étude absorbe leur vie, faire trophée de son ignorance pour mieux montrer la vanité de leur érudition, n’était-ce pas les forcer à combattre non pour une doctrine, non pour une école, mais pour leurs foyers, pour la science elle-même, pour la théologie, que la dialectique venait ainsi attaquer de front et saisir corps à corps ? Les amis d’Abélard lui conseillaient de se préparer, de prendre du temps ; mais Abélard n’avait pas le temps d’étudier. Il méprisait toutes ces études qui chargent la mémoire aux dépens de l’invention et du jugement. Débordant d’imagination et d’idées, il parcourait d’un bond le cercle des connaissances vulgaires, et s’efforçait d’aller en avant, de penser par lui-même. Il était seul philosophe au milieu d’un peuple de commentateurs et d’érudits. Sans connaître le but, sans savoir où le mènerait cette raison humaine dont il revendiquait les droits, il l’aimait pour elle-même, et ne cherchait encore, dans cette libre application de sa pensée aux problèmes les plus redoutables, que les joies de la victoire, ou peut-être, s’il faut le dire, les joies plus vives et plus émouvantes de la lutte. Cette confiance, ou sublime ou téméraire, que le succès justifiait toujours, soulevait la foule d’admiration ou de colère dans un temps où la pensée humaine semblait ignorer sa force, et où l’érudition tuait le génie. Dans ce champ de bataille où il s’élance avec une ardeur indomptable dès les premières années de sa jeunesse, Abélard combattit sans relâche et jusqu’à la mort au milieu des cris d’amour et de haine, déchiré

  1. Histor. calam. « Le vice de notre temps, disait Abélard, c’est de croire qu’on ne peut plus rien inventer ; et, si quelqu’un parmi nous fait une découverte, il est obligé, pour la faire passer, de la mettre sous le nom d’un ancien. »