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lequel il en aborde les mille délicatesses. On n’imagine pas que de grace met ce colosse à toucher aux nuances du chef-d’œuvre. Les nuances, voilà en effet le grand secret de Cimarosa. Ici la mélodie fournit à tout, une mélodie tendre, facile, inépuisable, et qui dans sa transparence limpide vous fait involontairement songer à ces sources vives de la fontaine de Vaucluse où la truite voyage en zig-zag, et dont l’œil aperçoit le fond de cailloutis. Je doute qu’on ait jamais produit en musique d’effets plus réels en se contentant de si modestes ressources. A peine trouvez-vous dans tout ce premier acte une phrase en mineur. Il est vrai que cette simplicité, ses ennemis (qui donc n’en a ?), ses ennemis la lui reprochent. J’entendais dernièrement un homme d’esprit répéter à l’endroit du chef-d’œuvre de Cimarosa le mot qu’on a dit sur Florian : « C’est une bergerie délicieuse, mais j’y voudrais voir le loup. » Grand merci du loup s’il devait nous apparaître sous la forme d’un trombonne ou d’un ophicléide ! En attendant, on nous permettra de continuer à trouver un grand charme à ces coulantes périodes si facilement mélodieuses, et qu’on voudrait ouïr sans fin. L’empereur Léopold pensait probablement comme nous, à ce sujet, ce fameux soir où le Matrimonio fut exécuté deux fois coup sur coup par son ordre. On connaît l’anecdote : Cimarosa, à son retour de Russie, avait accepté les fonctions de maître de chapelle à la cour de Vienne, les mêmes que M. Donizetti remplit aujourd’hui. Ce fut en cette qualité qu’il écrivit son immortel chef-d’œuvre, lequel fut donné en 1791. L’empereur et toute sa famille assistaient à cette représentation, et l’opéra venait de se terminer au milieu de l’enthousiasme unanime, lorsque soudain Léopold, en parfait dilettante qu’une première audition a mis en goût, décida qu’on recommencerait séance tenante. Vite on dresse une table pour les chanteurs ; ténors et soprani courent souper sans même prendre le temps d’essuyer leur rouge. Puis, après un entr’acte d’une heure, le maestro reparaît à sa place, et les violons s’accordent de nouveau. Cependant le chef d’orchestre frappe sur son pupitre, on rejoue l’ouverture, et bientôt la toile se lève pour la seconde fois sur le duo d’introduction. Que dites-vous du bis impérial ? Je me demande si, parmi les ouvrages contemporains les plus environnés de la faveur publique, on en trouverait un seul qui supportât une pareille épreuve. D’ailleurs, en supposant qu’une assemblée voulût tenter l’expérience, quels chanteurs pourraient y suffire avec les dimensions que les opéras affectent désormais ? Déjà, de son temps, on disait qu’un finale de Cimarosa contenait de l’étoffe pour une partition tout entière, et cette opinion, combien de fois n’avons-nous pas entendu Rossini la proclamer de ce ton de déférence, j’ajouterai presque de vénération, que l’illustre maître a toujours ressentie à l’égard de son devancier ? Or, sur le chapitre de ses admirations, l’auteur de Guillaume Tell ne saurait guère être suspect. Chez lui, Dieu merci, la chose est assez rare pour qu’on en tienne compte. Et, d’ailleurs, sommes-nous bien surs d’estimer ce glorieux génie à sa juste valeur ? Des cent vingt opéras de Cimarosa un seul nous reste. On connaît le Matrimonio segreto ;