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sa propre pensée, sa conscience et les ténèbres de sa position. Ce qui domine en Cromwell, c’est la force de la volonté et l’audace de la ruse. On reconnaît là les caractères de ce portrait redoutable, gravé d’après Cooper, et qui sert d’introduction au volume ; une tête de sanglier aux traits massifs et entassés, l’œil foudroyant, plein d’une exaltation comprimée et prête à faire éruption ; une tête de fer, d’une vigueur effrayante, non sans quelques indices d’une bonhomie vulgaire et d’une virile bonté. En effet, dans ses rapports de famille, Cromwell, on l’a vu, devient bonhomme. Carlyle se moque alors un peu de lui et interrompt son héros pour lui adresser des phrases comme celles-ci : « Votre altesse est tendre… elle a l’air sombre ! ou : « Votre altesse patauge ; c’est que l’affaire est difficile ! »

C’est pour la critique une énigme assez rude qu’un tel livre. Au lieu de dire qu’il y avait de la sincérité dans le puritanisme, il dit que, « comme il n’y avait pas de flunkeyisme dans ce temps-là, » il le respecte. Qu’est-ce que le flunkeyisme ? Un terme de jargon ; Carlyle emploie des mots écossais, irlandais, latins et carlyliens. Je ne connais que Hamann et Jean-Paul qui se soient donné de telles libertés ; aussi est-il difficile de discuter avec un homme qui parle par hiéroglyphes et se réserve toujours un nuage pour asile.

Certains penseurs, et quelques-uns puissans, lie parviennent jamais à la discipline de leurs méditations. Préoccupés de l’idée, dominés par elle, ils en sont amoureux et comme ivres. Hamann, parmi les Allemands, a été tel. Plusieurs des philosophes qui lui ont succédé ont dérobé ses oracles, résultats qui lui étaient échappés par bouffées nuageuses et ardentes, sans se classer et se coordonner dans une atmosphère sereine et pure. Tel est aussi Carlyle. Ce n’est pas que le style leur manque ; ils ont de la couleur, de la verve et de l’éclat. Méprisant la composition comme artificielle, ils deviennent difficilement populaires. Des esprits plus lucides qu’eux s’assimilent, pour les classer, ces fragmens, ces boutades, ces aperçus, ces points de vue. Ils vont au fond du système et pénètrent dans le sanctuaire, où ils allument la lampe, et l’on peut voir se dessiner l’édifice.

Ce travail de composition tient en grande partie à la tradition grecque et romaine, et c’est dans les littératures germanique et anglaise qu’apparaissent les plus étranges exemples de cette non-systématisation, de ce désordre volontaire, de cette liberté de la pensée ne voulant relever que de ses caprices, que ces caprices soient force ou faiblesse. On chercherait en vain en Italie, en Espagne et en France, rien qui ressemble à Hamann, Jean-Paul, Novalis, Carlyle, ou au vieux