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déduire l’étendue de la pensée. Spinoza, sentant d’avance la vanité de ces tentatives, déclara hardiment que la coexistence de la pensée et de l’étendue n’était possible que par une substance infinie, à la fois étendue et pensante, à la fois nature et humanité. L’analogie est sensible, mais il ne faut pas l’exagérer. Le mouvement de la philosophie allemande a un caractère qui lui est propre et une originalité limitée, mais réelle. Schelling n’est point le plagiaire de Spinoza, bien qu’il l’ait connu et admiré dès sa jeunesse, bien que la polémique ardente qui divisa Mendelsohn et Jacobi, et à laquelle prit part toute l’Allemagne pensante, soit antérieure de quelques années aux premiers écrits de Schelling, et l’ait de bonne heure si vivement frappé, qu’il exprimait ouvertement, dans son premier essai, l’espérance de réaliser un jour un système qui fût le pendant de l’Éthique de Spinoza[1]. C’est justement ce qui est arrivé, mais les différences des deux systèmes sont incontestables. Nous y insisterons un instant pour mettre en pleine lumière le principe fondamental de la philosophie de Schelling.

Dans l’univers de Spinoza, il y a deux mondes, à la fois unis et opposés, le monde de la pensée ou des ames, et le monde de l’étendue ou des corps. Ces mondes se pénètrent l’un l’autre. Toute ame a un corps, tout corps a une ame. La pensée a ses lois, la nature a les siennes ; mais ces lois se correspondent étroitement. Un des grands théorèmes de Spinoza est celui-ci : L’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses[2]. Quel est le secret de cette identité ? C’est que la pensée et l’étendue, les ames et les corps, ne sont que les deux faces d’une même existence. La nature, c’est Dieu dans l’étendue et le mouvement ; l’ame, c’est Dieu dans la pensée. Dieu étant un, les lois de son développement sont unes. Ainsi toutes les existences se pénètrent, tout s’unit, tout s’identifie.

Schelling part aussi de cette dualité, la pensée ou le sujet, les choses ou l’objet, ou encore la nature et l’humanité. La nature a des lois ; mais une loi, c’est essentiellement quelque chose d’intellectuel, c’est une idée. La nature est donc toute pénétrée d’intelligence ; d’un autre côté, l’humanité a aussi ses lois ; elle est libre sans doute, mais elle n’est pas livrée au hasard. Des règles absolues gouvernent son développement. Il y a donc parenté entre l’humanité et la nature. D’où

  1. Schelling, Du moi considéré comme principe de la philosophie.
  2. Ethique, part. II, prop. 7.