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immédiate, absolue. Absolue, elle est universelle. De là cette belle formule de Kant : Agis de telle sorte que le motif de ton action puisse être élevé au rang d’un principe universel de législation morale. Nous voici transportés dans un monde nouveau, non-seulement au-dessus de la région sensible, mais au-dessus même des idées de la raison pure, incapables de rien nous apprendre sur la réalité des choses. La raison pure nous présentait la liberté, l’ame immortelle et Dieu comme de simples possibilités ; l’idée du devoir les transforme en autant de dogmes désormais à l’abri de toute atteinte. Le devoir, en effet, suppose l’autonomie de la volonté. Tu dois, dit la raison ; donc tu es libre. L’accord parfait de la raison et de la volonté, c’est la sainteté, le bonheur, d’un seul mot le souverain bien. Mais ni le bonheur ni la sainteté ne se peuvent réaliser en ce monde ; il faut à l’être moral une destinée supérieure, il faut à cette destinée un arbitre suprême, parfait dans son entendement et parfait dans sa volonté, architecte du monde moral, type de la sainteté, source du bien et du bonheur, en un mot Dieu.

Telle est dans son ensemble l’entreprise philosophique de Kant. Son premier défaut, le plus frappant de tous, celui qu’on a tant de fois et si justement signalé, c’est le défaut d’unité. La Critique de la Raison pure et la Critique de la Raison pratique ne forment pas une philosophie homogène, mais en quelque sorte deux philosophies distinctes et contraires, qu’aucun artifice de logique ou d’analyse ne saurait concilier. Ce n’est pas tout : Kant a composé une troisième critique, la Critique du Jugement, qui, en s’ajoutant aux deux autres par d’ingénieuses combinaisons, enrichit sans doute, mais aussi complique sa philosophie. Dans cet ouvrage qu’une exacte et habile traduction[1] vient de donner à notre littérature philosophique, Kant développe sur l’idée du beau des vues originales et profondes qui sont devenues le fondement de toute l’esthétique allemande, et rattache à cette idée essentielle de l’esprit humain une autre notion fondamentale, celle de finalité ou de cause finale qui tient une si grande place dans la science de la nature. A la rigueur, l’esthétique de Kant qui n’attribue à l’idée du beau aucune valeur objective est en parfaite harmonie avec l’esprit général du système, mais dans la théorie de la finalité on voit poindre des idées qui, bien faibles encore, dépassent déjà infiniment l’horizon de la philosophie

  1. Voyez Critique du Jugement, suivie des Observations sur le beau et le sublime, par Emmanuel Kant, traduit de l’allemand par M. Barni. — Chez Ladrange, 2 vol. in-8o.