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géométrie s’inquiète peu de l’essence des corps de la nature ; elle s’attache à la notion d’étendue, notion indépendante des sens, et sur ce fondement tout idéal, tout abstrait, elle développe la série de ses constructions et de ses théorèmes. L’objet du géomètre, ce n’est pas une essence, un être en soi, c’est une idée. De même l’algébriste ne s’intéresse en rien à ces objets changeans dont l’égalité n’est qu’apparente, dont l’unité est toute relative ; c’est la quantité idéale, le nombre abstrait, c’est-à-dire encore une idée, une notion, qui fait la matière de ses hautes combinaisons. Telle est, suivant Kant, l’origine de la solidité, de la certitude des mathématiques.

Elles n’ont pas seules ce privilège : les sciences physiques vantent avec raison leur exactitude, leur régulier développement ; mais depuis quand ont-elles pris le rang élevé qu’elles occupent dans l’estime des hommes ? Depuis que, se séparant de la métaphysique, elles ont abandonné la chimère d’une explication absolue des choses pour se réduire à l’expérience et au calcul, l’expérience, qui recueille les faits, le calcul, qui leur applique les lois de la pensée. La physique n’a rien à démêler avec l’essence impénétrable des choses. Les corps sont-ils ou non divisibles à l’infini ? le monde a-t-il eu ou non un commencement ? qu’importe à Galilée et à Toricelli ? Ils laissent les docteurs de l’école argumenter pour ou contre ces fantômes opposés ; il leur suffit d’explorer la nature et de contempler les cieux.

Interrogeons l’histoire des sciences philosophiques elles-mêmes. Depuis Aristote, tout a changé en philosophie, une seule chose exceptée, la logique. Ainsi la métaphysique varie avec les systèmes ; la logique leur survit. Pourquoi cela ? C’est que la logique ne s’occupe en aucune façon des objets de la pensée, mais seulement de la pensée elle-même. Le premier qui s’est dit : A quelles conditions la pensée peut-elle, en se développant, rester toujours d’accord avec ses propres lois ? celui-là a créé la logique. Que sont devenues les entéléchies d’Aristote, et ses formes substantielles, et son premier ciel ? L’Organon est resté ; il est resté avec l’Histoire des Animaux, parce que deux choses seules restent dans les sciences : les faits de la nature visible et les lois de la pensée.

Cette idée fondamentale une fois conçue, on aperçoit à sa lumière les grandes lignes de l’entreprise philosophique de liant. Il s’attache d’abord à ces hautes notions d’espace, de temps, d’unité, de cause, de substance, qui semblent emporter la pensée humaine dans une région supérieure au monde visible, et développer devant elle des perspectives infinies ; Kant souffle sur ces illusions, et, appliquant à nos plus