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Comment se sont produits ces étonnans contrastes, ces mouvemens extraordinaires de l’esprit humain ? Quel lien rattache Fichte à Kant, Schelling à Fichte, Hegel à Schelling, et fait de ces doctrines contraires les rameaux d’une même tige, ou, si l’on veut, les ondulations successives d’un même courant ? Que penser de l’originalité si vantée de cette altière philosophie hégélienne, qui naguère encore se décernait l’immortalité, et qui se meurt aujourd’hui à Berlin ? La France n’a-t-elle pas à recevoir de l’Allemagne plus d’une utile leçon et à lui faire entendre en retour quelques vérités sévères ? Vastes et délicates questions où il eût été impossible d’introduire des lecteurs français il y a quelques années, et qu’il est bien périlleux encore d’aborder en ce moment. Mais, après les nombreux travaux dont la philosophie allemande a été l’objet dans ces derniers temps, on peut espérer que l’entreprise d’éclaircir les épais nuages qui couvrent encore à presque tous les yeux la philosophie germanique, ne paraîtra pas trop téméraire, et qu’on nous saura même bon gré de l’avoir tentée.

On a comparé le mouvement d’idées qui, depuis un demi-siècle, agite l’Allemagne, à la période mémorable par où s’ouvre la philosophie moderne et au sein de laquelle se détachent avec un éclat singulier les noms de Descartes et de Spinoza, de Malebranche et de Leibnitz. On a fait plus d’honneur encore, s’il est possible, à cette famille de penseurs dont Kant est le père, en rappelant à son occasion une incomparable époque, celle où un même homme aurait pu voir Socrate instruire Platon, et Platon susciter Aristote. Pour nous, il faut l’avouer, tout en nous inclinant avec une admiration sincère devant les génies contemporains, nous craindrions, par ces altiers souvenirs, d’offusquer le légitime éclat qui s’attache à leur nom. La postérité commence à peine pour Hegel et pour Schelling, et il y a deux mille ans que Platon et Aristote nourrissent de leurs pensées le genre humain.

L’Allemagne peut du moins revendiquer cet insigne avantage, que l’initiative philosophique n’a cessé de lui appartenir en Europe depuis ces soixante dernières années. On remarquera que, des trois grands peuples qui marchent à la tête de la civilisation moderne, il n’en est aucun qui n’ait à son tour tenu le sceptre de la philosophie. Au XVIIe siècle, c’est la France qui donne le branle aux esprits, et l’école de Descartes est celle de l’Europe. A mesure que le cartésianisme décline, l’Angleterre fait de plus en plus prévaloir l’influence de son génie ; Bacon, Locke, Newton, Hume, voilà les maîtres nouveaux qu’adopte l’élite des nations. Venue la dernière dans cette glorieuse royauté de l’intelligence, la philosophie allemande a eu aussi son éclat et sa