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V. — UN TOURISTE EN CAPILLA.

J’avais pris les mœurs constitutionnelles sur le fait ; mais ce n’était là qu’une face de la médaille. Le côté carliste nie manquait encore, et, pour tout avouer, je regrettais presque que Cabrera ne m’eût pas permis de compléter mes observations sur ses coupe-jarrets aragonais et catalans. Je n’avais rien perdu pour attendre.

Je partis au mois de décembre de Saragosse par un convoi de galères qui se rendait à Madrid. Je comptais visiter ainsi plus à loisir le Bas-Aragon, que je décrirai en deux mots : de Saragosse à Almunia, c’est un désert ; d’Almunia à Calatayud, un jardin. Calatayud se compose de deux villes bien distinctes : l’une, étalant, au pied d’une falaise à pic, ses ruines romaines et gothes, ses sveltes minarets, qui resplendissent sous leur revêtement de faïence coloriée ; l’autre, bâtie ou plutôt creusée dans la coupe verticale de la falaise. Un rebord anguleux qui figure un toit, parfois un grossier placage de maçonnerie en guise de façade, des sentiers en boyau serpentant d’une butte à l’autre comme sur la vase humide les sillons d’un énorme ver, donnent seuls à ces terriers aériens l’aspect d’habitations humaines. A quelque distance de Calatayud, les vignes, les amandiers, les grenadiers, disparaissent ; la pâle verdure des saules remplace celle des oliviers, et, par une série graduelle de collines que hérissent les tours de l’Aragonais et du Goth, on atteint ce triste plateau de Castille-Nouvelle, où l’élévation du sol, jointe à la pureté de l’air, improvise, par le 40° de latitude, un climat hyperboréen.

Nous fûmes, les premiers jours, sur un perpétuel qui vive. Un convoi de munitions et d’habillemens, destiné à l’armée du centre, venait d’être dirigé de Madrid sur Saragosse, et nul doute que les carlistes essaieraient de le surprendre sur quelque point de la route. Nous arrivâmes pourtant sans encombre à Alcolea-del-Pinar, petit bourg défendu par une église fortifiée et par quelques soldats qui prenaient le soleil avec une insouciance parfaite. Leur officier, que j’interrogeai sur la position des troupes carlistes, m’assura que la plus rapprochée était à une vingtaine de lieues, et que le reste de la route était parfaitement sûr.

Moins de cinq minutes après notre passage, huit cents carlistes tombaient sur la garnison d’Alcolea par une de ces marches foudroyantes qui semblaient prêter aux colonnes de Balmaseda, de Cabrera et de Cabañero, le don d’ubiquité. Ils pouvaient aisément nous apercevoir ; mais nos conducteurs ne hâtèrent pas pour cela l’allure de leurs galères. Ces dignes Aragonais s’arrêtèrent même à Sahuca, à moins d’une lieue d’Alcolea. A ma demande de passer outre, ils s’étaient bornés à répondre que Sahuca était de temps immémorial, pour les galères de Saragosse, une étape de couchée, et qu’après