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ces caves sont des cabarets, où, à la nuit, la marrana vient danser avec son marrano, qui, depuis le matin, s’y livre à des festins de morue frite. Le marrano est à Saragosse ce qu’est le manolo à Madrid, le jaque à Malaga, à cette différence près que le jaque et le manolo font semblant de travailler le jour à quelque chose, tandis que le marrano n’a pour mission que de manger de la morue frite de l’aube à la brune.

Un soir que la tiédeur embaumée d’une nuit de juillet m’avait retenu plus tard que d’ordinaire à mon balcon, je vis passer une rondalla, probablement la dernière rondalla. Le vent, si faible qu’on ne l’entendait pas, jetait à chaudes bouffées dans la ville les senteurs de romarin enlevées à la plaine. On aurait dit le recueillement et les parfums d’une immense basilique. À intervalles inégaux, semblable au son de l’orgue, s’élevait une lente ondée de mugissemens : l’Èbre venait de briser de plus fortes vagues aux arches du vieux pont del Angel, et, sur tous ces parfums, ces silences et ces bruits, le ciel jetait son illumination d’étoiles, frangée en guirlandes fantastiques par la silhouette des pignons et des clochers. Tout à coup un murmure croissant de guitares et de mandores s’éleva dans la direction de la place du Marché. À ce signal, la rue entière, qui semblait endormie, se réveilla avec fracas. -Rondalla ! criaient joyeusement les señoras, accourues sur le balcon dans le plus simple négligé. — Rondalla ! rondalla ! hurlaient les marranos avinés, sortant en foule des cabarets pour aller rejoindre avec leurs guitares la sérénade ambulante.

La sérénade approchait. Au vacarme centuplé des instrumens se joignit un long cri lugubre comme la première phrase d’un Requiem, puis un silence, puis ce même cri répété jusqu’à six fois, avec un égal nombre de silences, et tout cela dans un faux-bourdon étrange, fantastique, aigre, riant et funèbre tout à la fois. À la sixième reprise, les voix se taisent brusquement et d’aplomb, comme si tous les chanteurs étaient frappés de mort au milieu de la dernière note ; mais un imperceptible frôlement de guitares s’empare peu à peu de l’oreille. Ce ne sont d’abord que des ritournelles capricieusement filées, où lutine çà et là le timbre cristallin des mandores. Le rhythme devient ensuite plus véhément ; chaque note éclate, se brise en milliers de notes, et ce n’est plus qu’un déluge de sons limpides, aigus, diamantés, éblouissans, d’étincelles d’arpèges pétillant en crescendo, mourant en soupir, remontant et tourbillonnant en gammes effrénées, inouies, et d’une vitesse qui tient du vertige, pour s’éteindre dans un silence aussi inattendu que celui où viennent d’expirer les voix. Les chanteurs reprennent après deux ou trois pauses. Tel est l’air national des Aragonais, la jota aragonesa, déjà popularisé en France par quelques théâtres, mais dont on ne peut comprendre l’effet magique et sans nom que la nuit, sur les montagnes ou dans le sombre labyrinthe d’une ville espagnole. La jota, par la simplicité de son rhythme, par les répétitions qu’elle admet, se prête beaucoup à l’improvisation, et les improvisations ne manquèrent pas cette nuit-là ; maint impertinent solo fit