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par courrier, je veux dire roseau par roseau. Cet échange de madrigaux et de dédains quintessenciés ne crée d’ailleurs, de part et d’autre, ni droits ni devoirs. C’est l’inoffensive passion de l’hôtel de Rambouillet traduite en prose des romans de chevalerie. En revanche, une lettre sans signature, surtout un refus d’écrire, équivalent à un aveu, et alors c’est à l’église de Notre-Dame de Pilar que se continue l’intrigue. Chaque soir, à l’heure du rosaire, quand l’immense basilique n’a pas encore couronné de flammes ses candélabres d’or, et que la lampe perpétuellement allumée devant la statue miraculeuse de la Vierge[1] projette seule une lueur discrète sous les arceaux, les amoureux viennent s’agenouiller l’un près de l’autre et causent de leurs affaires, sans que nul y trouve à redire. L’Espagne a toujours un peu mêlé la dévotion à l’amour, et cet accouplement, dont l’extase de sainte Thérèse n’est peut-être que l’expression épurée, est encore aujourd’hui, comme autrefois, chez nos voisins, le thème invariable de l’élégie amoureuse. Si une circonstance imprévue empêche le rendez-vous, on se confie de part et d’autre à un employé de l’église. A l’époque de mon passage à Saragosse, le sonneur du Pilar était justement renommé pour sa discrétion.

La fin du jour approchait, et l’intérieur des balcons commençait à bourdonner déjà d’un murmure confus de voix féminines. Çà et là un rayon du soleil couchant allait chercher dans le pli des rideaux le creux d’une main mignonne ; mais ces rideaux restaient inexorablement fermés. Enfin une tête de femme se montra, puis deux, puis trois ; et, l’ombre envahissant d’un seul jet la rue de la Tour-Neuve, tous les balcons reprirent leur toilette de mantilles, la plus gracieuse toilette que puisse faire un grand balcon noir. Mes voisines de côté et de face répondirent à mon salut par un signe de tête familier, comme cela se pratique entre voisins de balcon.

Pendant une heure, à partir du coucher du soleil, les balcons de Saragosse se transforment en salons de visite, où les señoras rient et parlent toutes à la fois, tandis que leurs silencieux maris lisent à l’écart les journaux. La manœuvre des roseaux ne commence jamais qu’à la nuit noire, et quand le bruit simultané des portes qu’on verrouille et des tambours qui battent la retraite sur la place de la Constitution a mis en fuite les importuns. Pendant que les balcons du premier et du second étage vont leur train, les rejas du rez-de-chaussée ne demeurent point inactives. On appelle rejas d’énormes cages de fer qui débordent de la façade, à deux pieds au-dessus de la rue. Les mères les plus vigilantes s’inquiètent beaucoup moins de la sagesse des filles que de la solidité des rejas. C’est là que le novio (fiancé) vient chaque soir entretenir sa noria avec la permission des grands parens. Enfin les caves même n’envient rien ni aux balcons, ni aux rez-de-chaussée. La plupart de

  1. Cette statue, dit la légende, est tombée du ciel, dans le XIe siècle, vers le temps de la prise de Saragosse par l’empereur Alonzo-le-Batailleur. Le manteau et la couronne dont on la pare les jours de fête sont estimés plusieurs millions.