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d’intervalle le Pilar, l’Hospice, la Casa-Lonja, l’Escuelapia, et une trentaine de couveras, ce qui permet de savoir qu’il est deux heures pendant une bonne heure et demie.

Mon muletier, qui connaissait la ville, me logea chez un petit bourgeois de la rue de la Tour-Neuve, près de la place San-Felipe. Cette Tour-Neuve se nomme ainsi depuis neuf cents ans, et se dresse isolée au milieu de la place San-Felipe, qu’elle menace de son effrayante masse quadrangulaire, comme un legs d’immortelle haine laissé là par les Sarrasins proscrits. La tour de Pise n’est guère plus inclinée. La rue est en parfaite harmonie avec ce sombre accompagnement. Tulle part, dans Saragosse, plus noires broderies de pierre et de fer n’émaillent de plus noires façades ; nulle part balcons plus jaloux ne protègent de leurs trèfles rouillés de plus menaçantes embrasures. — O Calderon, pensai-je, pourquoi vos don Félix et vos Elvire ne sont-ils plus là ? — Deux coups discrètement frappés à la porte répondirent à cette exclamation mentale, et ma vieille hôtesse entra, m’apportant sur un antique plateau de faïence le chocolate obligé. — Quoi ! me dit-elle, vous voilà déjà au balcon, senor Francesito ? Vous y prendrez goût, je vous jure.

— J’en suis persuadé, doña Escolastica.

— Surtout, reprit doña Escolastica en clignant de l’œil, n’oubliez pas que je vous ai laissé le roseau.

— Quel roseau ?

— Vous le voyez là, dans cet angle… Le plus heureux roseau de Saragosse, sans me vanter.

— Sur mon honneur, je ne comprends pas.

Mon accent fut sans doute empreint de vérité, car doña Escolastica laissa tomber ses bras comme dans le paroxisme de l’étonnement.

— Parlez-vous sérieusement ? Jésus de mon ame, vous n’avez donc chez vous ni balcons ni voisines ?

— Mais encore une fois, repris-je, plus intrigué que jamais, qu’a de commun ce roseau avec les balcons et les voisines ?

Pour toute réponse, la señora prit dans un coin le roseau qu’elle m’avait montré, et qu’assurément je ne supposais pas inscrit dans l’inventaire de mes meubles ; elle fixa un papier à l’un de ses bouts, et, le promenant sur la façade de la maison attenante :

— Ce roseau, caballero, commande (manda) à deux balcons (deux balcons formaient, en effet, la tangente au quart de cercle décrit par le roseau) ; deux balcons, reprit doña Escolastica avec un légitime orgueil de propriétaire, et trois señoras par balcon !

Doña Escolastica disait vrai. Un roseau délicatement fendu à l’une des extrémités, de manière à pouvoir retenir un billet, régit à Saragosse et dans quelques autres villes d’Espagne les innombrables intrigues de balcon. Tout voisin bien appris donne le signal à sa voisine, et il faut bien mal signer son nom ou bien mal nouer sa cravate pour ne pas obtenir une réponse courrier