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ouvert qu’un auvent naturel rend invisible, si on n’est presque au-dessous.

A gauche du cloître, qui occupe le centre du souterrain, est un compartiment plus sombre, où le jour ne pénètre qu’indirectement et après avoir émoussé deux fois ses rayons sur le marbre rose de la voûte et des parois, ce qui lui laisse une faible teinte d’opale, pareille à celle qui tombe des vitraux de nos basiliques. C’est le chœur, mais le chœur sans tableaux, sans statues, sans insignes religieux, et où l’incendie, le marteau peut-être, ont laissé d’indélébiles traces de destruction. Sa voûte est en partie artificielle, en partie formée par la voûte même de la caverne, et, vanité des vanités, ces maçonneries, vieilles à peine de quelques siècles, offrent déjà l’empreinte de la décrépitude, quand leur ajoutage antédiluvien semble rafraîchi d’hier par le ciseau.

Un mur sépare à demi le cloître du chœur. Ce mur, ainsi que les dalles environnantes, est tapissé de tombeaux que surchargent des inscriptions romanes, presque toutes illisibles et mutilées. Le visiteur distingue pourtant çà et là, entre deux millésimes oubliés, des fragmens de noms et de blasons à demi novés dans les plus mystérieux lointains du Romancero et de la légende, — parfois de saisissantes syllabes : R E X - P R. N C E. S - R E G. N A. ; mais il ne peut recomposer l’arbre mortuaire de cette dynastie inconnue. Patience : une porte s’ouvre à côté du chœur, et on pénètre dans un splendide salon, un véritable salon Louis XV, où les plus moelleuses nuances du marbre ne font pas regretter le velours, où d’élégantes inscriptions, ressortant en lettres d’or sur des plaques de bronze, remplacent les bergeries et les arabesques de Watteau. Ce boudoir enchâssé dans des ruines est un ossuaire ; ces inscriptions sont la reproduction complétée des épitaphes qui parsèment le cloître, et, muet cénacle de rois endormis depuis les temps carlovingiens sous leur armure de bataille, toute la vieille dynastie pyrénéenne des Garci Ximénès, des Abarca, des Arista, des Gonzalve Sanchez, des Fortun, des Ramire, des Pedro Ier, déroule aux regards surpris ses noms dix fois séculaires. Cette caverne oubliée, dont ni hommes ni livres n’avaient su m’apprendre l’existence, et où m’avait conduit le caprice d’un mendiant, n’était rien moins que le berceau de la monarchie espagnole, la sépulture des premiers conquérans chrétiens.

A l’époque de l’invasion mahométane vivaient à Saragosse deux frères appelés Votus et Félix, en grand renom de noblesse, de richesse et de vertus. Un jour, dit la chronique, Votus, qui aimait la chasse, se laissa entraîner à la poursuite d’un sanglier jusqu’au bord du talus qui sert de façade au souterrain. Le sanglier disparaît tout à coup, et Votus, qui ne peut retenir son cheval, est près de rejoindre, lui-même le cadavre broyé de sa proie, quand, par l’intercession de saint Jean-Baptiste, pour qui ce gentilhomme avait grande dévotion, le cheval s’arrête immobile, deux pieds fixés à la montagne, et le reste du corps suspendu sur l’horrible fondrière. Votus descendit de