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raconte à table d’un ton bienveillant et protecteur, le cavalier obligé de ses filles, et son associé dans les devoirs d’hospitalité à remplir vis-à-vis des nouveaux venus. Mon hôte de Jaca, je dois le dire, m’écorcha raisonnablement au départ ; mais, comme je tendais aux servantes l’étrenne d’usage « Vous êtes chez moi, monsieur, dit-il en s’interposant d’un air de dignité amicale, et j’ai l’habitude de payer mes domestiques. » Rognez donc l’addition de ces hidalgos pointilleux !

Je m’habillai à la hâte, et me dirigeai d’assez mauvaise humeur vers la funcion, qui avait réuni tout le beau monde de Jaca. La fête avait lieu dans un salon parqueté et meublé presque à la française, car la demoiselle de la maison se piquait de donner le ton. à la ville. Par une recherche de luxe dont j’ai retrouvé plus tard de nombreux échantillons, le parquet avait été oint d’huile, et une insupportable odeur de rance se mêlait aux émanations musquées que répandaient dans l’air les toilettes d’une vingtaine de dames : les Espagnoles raffolent du musc, seul parfum, à vrai dire, qui puisse dominer l’odeur du cigare, admis dans tous les salons d’outre-Pyrénées. On dansait. L’orchestre se composait de mes étudians du matin, qui, par un raffinement de dandysme estudiantino, avaient émaillé leurs manteaux de quatre ou cinq nouvelles arabesques au fil blanc. Le plus grave et le plus maigre de la bande avait décoré le devant de son chapeau d’armes parlantes une cuillère et une fourchette de bois, placées en sautoir au-dessus d’un écriteau de papier, où se lisait : La hambre en posta, « la faim qui court la poste. » Le violon, la clarinette et la guitare jouaient un britano, sorte de gigue anglaise, qui alors partageait, chez nos voisins, la vogue naissante de la mazurka. Mon ami don Nicomédès, ne trouvant plus l’emploi de son tambour de basque, faisait des déclarations en jargon universitaire à un cercle de dames qui se pâmaient d’aise et le questionnaient toutes à la fois.

J’allais saluer les señoras de la maison, quand une gracieuse enfant vint m’arrêter vivement au passage : enfant par ses petites mains encore rosées, femme par ses cheveux déjà si longs et si abondans, qu’ils semblaient lourds à sa tête mignonne, et me rappelaient ce préjugé triste et charmant du peuple de Madrid, qui dit d’une jeune fille morte dans ce premier développement de sa beauté : « Elle est morte de ses cheveux. » Francisca, c’était son nom, — je le devinai aux diminutifs de Paca, Paquilla, Paquita, Frasquita, Frasquilla, Carrita, par lesquels chacun l’interpellait, — Francisca m’attira sans façon vers le quadrille, en me disant d’un air rieur et boudeur : « Que vous vous faites attendre, caballerito ! Voyez, on en est à la seconde figure du britano. À propos, vous m’apprendrez la seconde figure ? — Mais je ne sais pas le britano… - Ni moi non plus, » et de rire aux éclats, « Au couvent, on ne tolérait que le zapateado[1] et las manchegas[2] ; la mère

  1. Danse populaire de l’ouest.
  2. anse de la Manche.