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cramoisie, porte la bannière de la ville, où se lit cette légende en lettres d’or : Christus vincit, Christus imperat, Christus regnat, Christus ab omni malo nos defendat. Quelquefois le peuple se partage en deux troupes qui en viennent aux mains sur le théâtre de la bataille, appelé encore Champ-des-Tentes (Campo de las Tiendas.) Arrive de la ville une nouvelle troupe d’hommes habillés en femmes : l’ennemi fuit en désordre, et les vainqueurs protestent, par de vigoureux coups de poing, de leur haine contre les Sarrasins. Quelques infidèles restent chaque fois étendus sur la place ; les chrétiens vont célébrer leur victoire au cabaret.

L’ancienne capitale des rois d’Aragon n’a pas d’édifice intéressant. J’excepte une excellente fonda (hôtel), où je pus me réconcilier avec la cuisine aragonaise, pendant que mes quatre étudians révolutionnaient les balcons de la ville. Le cahot de mon mulet m’avait prédisposé au sommeil, et, la nuit à peine close, je me fis conduire dans ma chambre. C’était une immense salle rectangulaire au dernier goût espagnol de l’an 1600. De robustes madriers de chêne, croisant à angles droits leurs sculptures noires, remplaçaient le plafond. Le sol était carrelé de petits losanges en faïence peinte, produisant un effet analogue à celui d’une mosaïque d’assiettes à dessert, où je finis par découvrir le portrait de tous les animaux de la création. Un immense lit carré, qu’il fallait escalader, tant il était haut, deux fauteuils à montans raides rehaussés d’imperceptibles filets d’or, quelques tableaux religieux encadrés de clinquant, un grand christ ensanglanté et blême, composaient tout l’ameublement. J’oubliais un des détails les plus caractéristiques de ces vieux intérieurs d’Espagne, que l’invasion des mœurs françaises transforme de jour en jour, et qu’on ne trouve guère plus qu’en Aragon : c’étaient de petits fragmens de glace de Venise, enchâssés dans des ciselures de bois et plaqués au mur, non pas à hauteur d’homme, mais à dix pieds au-dessus du sol. Ils chatoyaient jusque dans les poutres, ces malheureux petits miroirs ; en revanche, j’en étais réduit à faire ma toilette devant le cristal d’une carafe.

Je délayais à peine un second bolado, sorte d’écume de sucre solidifiée et parfumée au citron, qui, sous un très grand volume, sature à peine un verre d’eau, quand une servante de l’hôtel entrouvrit brusquement ma porte « Caballero, on vous attend au locutorio[1] des dames ; il y a funcion[2]. » J’étais harassé, je m’excusai de mon mieux. Cinq minutes après, la servante rentra : « Caballero, on ne reçoit pas vos excuses. Ce sont les jours[3] de la señora. » Il fallut m’exécuter, sous peine de grossièreté flagrante. Dans les hôtels d’Aragon, le voyageur n’est pas, comme chez nous, un numéro représenté par une clé : c’est l’hôte dans la bonne vieille acception du mot, l’auditeur patient des interminables histoires que le maître de céans lui

  1. Parloir, vieille désignation aragonaise qui répond à salon, à boudoir.
  2. Fête, soirée.
  3. La fête, l’anniversaire de la naissance.