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c’est de courber sous ma volonté tout ce qui m’entoure, c’est d’éveiller l’amour, le dévouement, la crainte. » Mais tout cela, tous ces instincts farouches, toutes ces passions indomptables, se cachent sous les gracieux dehors d’une politesse exquise et d’une élégance raffinée. C’est l’ame d’un corsaire dans le corps d’un dandy ; c’est l’orgueil de Lara doublé du flegme de Pelham. Tel se montre à nous Petchorin, quand il arrive, magnifique et ennuyé, dans une petite ville de bains située au pied du Caucase. Là, au milieu de quelques officiers blessés dans la guerre de Circassie, et de bourgeois qui viennent aux bains pour se guérir, les rares représentans de l’aristocratie russe promènent leur dédaigneuse indolence. Une certaine princesse Ligowski et sa fille Mérie sont l’objet de l’attention générale. Spirituelle et charmante, la jeune princesse a tourné la tête d’un pauvre porte-enseigne de l’armée russe, que la balle d’un Circassien a envoyé huit jours avant l’arrivée de Petchorin aux bains de Petigorsk. C’est la fatalité qui réunit dans cette petite ville Petchorin et le porte-enseigne Grouschnitski. Bien que la camaraderie militaire ait rapproché souvent ces deux hommes, Petchorin, au fond, méprise Grouschnitski, et Grouschnitski déteste Petchorin. Tôt ou tard une lutte terrible éclatera entre eux. En attendant, ils se voient, ils causent avec une cordialité apparente, et le porte-enseigne, qui n’a pas de secrets pour Petchorin, lui apprend de quelle passion malheureuse il est consumé. La fortune et la naissance ont mis un abîme entre Grouschnitski et la princesse Mérie ; mais l’amour et la vanité aveuglent le jeune porte-enseigne. La princesse paraît l’avoir remarqué ; c’en est assez pour qu’il se berce des plus folles illusions et fasse à Mérie une cour assidue. Le bonheur de Grouschnitski ne tarde pas à fatiguer Petchorin. C’est un caractère né pour la lutte et la contradiction ; l’exaltation d’un enthousiaste le rend froid comme glace, et le contact d’un flegmatique fait de lui un rêveur passionné. Petchorin veut être aimé de Mérie, il le sera ; son orgueil ne sera satisfait que quand il aura entendu avec une impassibilité railleuse la jeune princesse lui avouer son amour. Ce moment arrive, et le fat joue son rôle en acteur consommé. Jamais on n’a poussé plus loin l’insensibilité, jamais on n’a répondu avec plus de dédain à de plus tendres paroles. Du même coup Petchorin se fait deux ennemis. L’amour-propre de la princesse, la jalousie de Grouschnitski, ne lui pardonneront pas. Le roman tourne dès-lors au mélodrame, et, quel que soit l’intérêt de la dernière scène, on regrette les développemens spirituels, les agréables digressions du début. Le porte-enseigne n’imagine rien de mieux pour se venger de Petchorin que de l’attirer dans un piège : il le provoque à un duel ; mais ce duel, où Grouschnitski, grace à la complicité des témoins, ne doit courir aucun danger, est un véritable assassinat. Petchorin heureusement a deviné cette triste ruse ; il déjoue le complot de son adversaire ; on se bat suivant les règles, et Grousehnitski meurt tué par Petchorin. Le roman finit par une glorification de la fatalité où l’âpre génie du poète russe se retrouve tout entier. Ce n’est pas dans l’action, mais dans le développement des caractères, qu’il faut évidemment chercher le sens de cet étrange récit. L’élégant et superbe égoïsme de