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Exaspéré de fureur, je me mis à poursuivre Daucus-Carota, qui sautait et glapissait, et donnait tous les signes d’une terreur extrême ; je parvins à l’attraper, et je le cognai si violemment sur le bord de la table, qu’il finit par me rendre ma tête, qu’il avait enveloppée dans son mouchoir.

Content de cette victoire, j’allai reprendre ma place sur le canapé ; mais la même petite voix inconnue me dit : « Prends garde à toi, tu es entouré d’ennemis ; les puissances invisibles cherchent à t’attirer et à te retenir. Tu es prisonnier ici : essaie de sortir, et tu verras. »

Un voile se déchira dans mon esprit, et il devint clair pour moi que les membres du club n’étaient autres que des cabalistes et des magiciens qui voulaient m’entraîner à ma perte.


IX. — TREAD-MILL.

Je me levai avec beaucoup de peine et me dirigeai vers la porte du salon, que je n’atteignis qu’au bout d’un temps considérable, une puissance inconnue me forçant de reculer d’un pas sur trois. À mon calcul, je mis dix ans à faire ce trajet. Daucus-Carota me suivait en ricanant et marmottait d’un air de fausse commisération : « S’il marche de ce train-là, quand il arrivera, il sera vieux. »

J’étais pourtant parvenu à gagner la pièce voisine dont les dimensions me parurent changées et méconnaissables. Elle s’allongeait, s’allongeait… indéfiniment. La lumière, qui scintillait à son extrémité, semblait aussi éloignée qu’une étoile fixe. Le découragement me prit, et j’allais m’arrêter, lorsque la petite voix me dit, en m’effleurant presque de ses lèvres : « Courage ! elle t’attend à onze heures.

Faisant un appel désespéré aux puissances de mon ame, je réussis, par une énorme projection de volonté, à soulever mes pieds qui s’agrafaient au sol et qu’il me fallait déraciner comme des troncs d’arbres. Le monstre aux jambes de mandragore m’escortait en parodiant mes efforts et en chantant, sur un ton de traînante psalmodie : « Le marbre gagne ! le marbre gagne ! »

En effet, je sentais mes extrémités se pétrifier, et le marbre m’envelopper jusqu’aux hanches comme la Daphné des Tuileries ; j’étais statue jusqu’à mi-corps, ainsi que ces princes enchantés des Mille et une Nuits. Mes talons durcis résonnaient formidablement sur le plancher : j’aurais pu jouer le commandeur dans Don Juan.

Cependant j’étais arrivé sur le palier de l’escalier que j’essayai de descendre ; il était à demi éclairé et prenait à travers mon rêve des