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de Hegel, M. Vischer et ses amis excitaient autour d’eux bien des méfiances. Ils portaient tout le poids de cette qualité d’hégélien que les excès de continuateurs insensés rendent si compromettante. On les appelait des jacobins, parce qu’ils s’en tiennent à cette philosophie qui, quinze ans au moins, fut dans toute l’Allemagne une philosophie d’état. Gens de bon sens, mais d’humeur violente, ils avaient peut-être trop durement traité leurs adversaires. On se vengea. Dans cette harangue solennelle, M. Vischer exposait les rapports généraux de l’esthétique avec toutes les sciences enseignées dans l’université. Le sujet était donc par lui-même assez banal pour qu’on ne pût l’accuser d’être un programme d’athéisme ; mais M. Vischer avait dit, en comparant l’art catholique et l’art protestant, qu’il ne se mettait au point de vue d’aucune des deux confessions ; il s’était demandé s’il pouvait y avoir encore un art religieux dans l’ancienne acception du mot, une peinture qui peignît de bonne foi des démons et des anges. C’en fut assez, on jura qu’il s’était vanté de n’avoir point de religion ; l’on déchaîna sur lui les prédicateurs de Stuttgart, déjà irrités par ses mordantes épigrammes contre les piétistes. Le ministre, cédant aux clameurs sans partager les ressentimens qui les inspiraient, a suspendu M. Vischer pour deux ans. Ç’a été une assez grosse affaire qui a long-temps occupé la presse et les chambres.

J’ai lu ce discours, écrit après coup, et reconnu conforme par le sénat qui l’avait entendu. Un trait m’a surpris, un trait qui caractérise toute la situation morale de l’auteur, de ses amis, toute celle de l’Allemagne. C’est une profession de panthéisme qui se présente de front et se nomme avec pleine franchise, mais avec tant de restrictions en faveur de la libre existence des individus, qu’on ne sait plus trop comment concilier cette souveraine indépendance de la personne et cette identité absolue de l’être universel. C’est en effet là qu’en est venue l’Allemagne, c’est à l’impasse de cette contradiction. Épreuve salutaire où elle puisera certainement un sentiment plus assuré des vrais ressorts de la nature humaine ! scabreux défilé d’où elle se tirera bientôt par le développement des énergies individuelles au sein de la vie publique ! Il semble pourtant que l’Allemagne ait cédé beaucoup à cette exaltation superbe par laquelle l’homme réussit à s’enfermer en lui-même, ne compte plus qu’avec soi, et s’isole dans l’orgueil de ses propres jugemens. L’Allemagne est un pays de critique ; mais on ne réfléchit pas que, si Luther évoqua le libre examen, ce fut pour anéantir le libre arbitre ; on ne songe pas que, si Kant et Fichte agrandirent tellement le domaine de la conscience, ce fut en supprimant